Concert du Nouvel An à Radio France : une soirée Crescendo molto
Cette célébration de 2025 était doublée (et prolongée par la suite, puisqu’elle partira en tournée, du 6 au 10 janvier, avec un concert tous les jours, respectivement à Châteauroux, Bourges, Chalon-sur-Saône, Grenoble et Vichy), et le concert de la Saint-Sylvestre, diffusé en direct sur France Musique, avait été précédé par un autre la veille. C’est de ce dernier qu’il est question ici.
L’Orchestre National de France (ONF), sous la direction de leur directeur musical Cristian Măcelaru, avait invité l’Ensemble Janoska. Nous le présenterons quand il interviendra, c'est-à-dire seulement après l’entracte. En effet, dans toute la première partie, l’orchestre a joué, seul, des œuvres que l’on retrouve fréquemment dans les occasions festives, et toutes marquées du sceau de l’Europe centrale.
Pour commencer, l’ouverture de l’opérette Le Baron tzigane, de Johann Strauss fils, qui fait la synthèse entre la tradition classique (partie lente pour commencer), tzigane (czardas pour continuer) et viennoise (valse pour conclure). Le début semble quelque peu sérieux et appliqué. On sent Cristian Măcelaru davantage soucieux d’expression que d’exotisme, avec un sens dramatique affirmé : les nuances sont contrastées, avec des solos instrumentaux très intériorisés. Tout est bien mené, mais manque d’aisance ; c’est un peu précautionneux. L’orchestre sonne très bien, mais ne se lâche pas vraiment. Ce Baron tzigane du compositeur viennois par excellence n’est, finalement, ni tzigane ni viennois.
L’enthousiasme dans la salle est très relatif.
Les Danses de Galanta sont sans doute l’œuvre la plus populaire du compositeur hongrois Zoltan Kodály, qui s’était beaucoup intéressé, avec Béla Bartók, aux musiques traditionnelles, et notamment tziganes, ce qui est flagrant ici. Elles commencent par un solo de clarinette (remarquable Carlos Ferreira), qui a le mérite de quelque peu réveiller l’orchestre. Les cordes commencent à se libérer. On admire le travail de détail, en particulier des dynamiques. Il y a une belle énergie, et la bonne humeur s’installe.
Le public ne se lâche pas encore tout à fait, mais...
Suivait l’irrésistible Cinquième Danse hongroise de Johannes Brahms. La sonorité de l’ONF est épatante, enveloppante, sans saturer. Cristian Măcelaru gère les brusques changements de rythme avec naturel et distinction. Son parti pris est établi : rien de spectaculaire ou de pittoresque, tout au service de l’expression musicale.
Ça y est : le public est (presque) réveillé.
Et pour finir cette première partie, l’incontournable suite de valses Le Beau Danube bleu du roi du genre : à nouveau Johann Strauss fils. Il y a quelques légères imperfections dans l’introduction. Mais quand les valses sont lancées pour de vrai, champagne ! Les musiciens s’amusent (on voit des seconds violons et des altos tester d’improbables places d’archet pour leurs fameux deuxième et troisième temps). Pour autant, Cristian Măcelaru ne perd pas de vue la sensibilité et tous les petits drames qui se jouent dans chaque valse. Sa direction est particulièrement élégante, et il donne à cette succession de valses une tenue qui les rapproche d’un véritable poème symphonique.
C’est la fin de la première partie, et le chef d'orchestre a même droit à un rappel du public !
Après l’entracte, l’Ensemble Janoska rejoint donc l’ONF sur scène. Il s’agit d’un ensemble de quatre musiciens, d’origine slovaque, issus d’une famille de très longue (plus de six générations) tradition musicale. Depuis 2016, ils enregistrent pour Deutsche Grammophon. Ils ont déjà quatre albums à leur actif (dans lesquels on trouve du reste les quatre œuvres jouées ce soir, mais sans orchestre -et cela fonctionne parfaitement), dans leur style bien à eux, qu’ils n’hésitent pas appeler le « style Janoska », et qu’ils définissent ainsi : « Des œuvres classiques arrangées différemment, des influences qui se prolongent dans la musique d’aujourd’hui avec un art de l’improvisation, souvent oublié dans la musique classique. Ce style qui brise tous les genres et bouleverse le monde de la musique classique apparaît comme une vision musicale inédite créée conjointement par les membres du groupe : un mélange d’éléments classiques, jazz, pop…une véritable synthèse créative dont la scène révèle les plus beaux atouts. » C’est ce que nous avons pu vérifier !
Toute la deuxième partie sera donc constituée d’arrangements de leur cru, d’œuvres célèbres du répertoire, leur pianiste étant « responsable de l’orchestration et des passages nouvellement composés dans chaque pièce. »
Pour commencer, un clin d’œil à ce qui a précédé, avec Die Fledermaus Overture à la Janoska, d’après Johann Strauss fils (et, donc, l’opérette La Chauve-Souris). Quel savoureux mélange des genres, avec une touche tzigane bien sûr, mais aussi jazz ! On sent la formation classique des musiciens de l’Ensemble Janoska, d’une grande sûreté technique mais avec toute la liberté de leur pratique de l’improvisation. Le vibrato des violonistes est serré à souhait. Ils citent même Michel Legrand, avec sa musique pour le film Les Parapluies de Cherbourg (clin d’œil visiblement réservé au public français, car il n’est pas dans leur enregistrement) ! La fin est totalement débridée.
Cette fois, c’est la fête dans le public. Elle ne fera que croître.
Suivait Musette pour Fritz, hommage à Fritz Kreisler, d’après la célèbre valse Schön Rosmarin du fameux violoniste et compositeur. Cela commence par une improvisation du pianiste-arrangeur, bien éloignée de la pièce originale, avec ici beaucoup plus d’énergie. Les violons ont une sonorité très jazz (court d’archet, près du chevalet), et font appel à des modes de jeux inhabituels. Ils se partagent le thème en une stéréo assez éblouissante. Les musiciens de l’orchestre sont sollicités pour de courts solos, dans des styles qui ne sont sans doute pas ceux qu’ils fréquentent le plus souvent (en tout cas dans le cadre de leur fonction à l’ONF).
Pour le morceau suivant, l’Ensemble Janoska jouait sans l’orchestre : Souvenir pour Élise, d’après Für Elise de Ludwig van Beethoven. On se demande si ce qu’ils nous ont proposé n’est pas plus intéressant que la si souvent malmenée Lettre à Élise ! Il y a de véritables improvisations des violonistes (dans un style jazz pour l’un, plus classique – à la manière d’une cadence de concerto – pour l’autre), puis du piano (qui commence dans une ambiance de piano-bar – mais dans lequel les gens écouteraient pour de vrai). La fin est plus écrite (à noter que, le lendemain, ils remplaceront ce morceau par Carmen Fantasie, d’après Franz Waxman – qui lui-même s’était inspiré de l’opéra de Georges Bizet).
Pour terminer le programme annoncé, Paganinoska, d’après le Caprice n° 24 de Niccolò Paganini. Il commence par une introduction aux cordes de l’orchestre, lente et sentimentale, avec un solo de clarinette. L’orchestration s’étoffe, le piano entre, s’anime, et enfin le célèbre thème du 24e Caprice apparaît avec l’Ensemble Janoska. L’arrangement conserve la forme variations de l’original, mais bien sûr très revisitées. Les deux violonistes rivalisent de virtuosité, l’un respectant presque la partition de Paganini, l’autre beaucoup plus librement. Le pianiste et le contrebassiste (qui nous gratifie, pour une fois à l’archet, d’un trait d’une vitesse stupéfiante) ont aussi leur moment de gloire. L’orchestre s’amuse beaucoup à accompagner tout ça, et on les sent plus à l’aise que dans les deux pièces précédentes.
Et bien sûr, le public en redemande !
En bis, l’orchestre se lance alors dans la Première Danse hongroise de Brahms. C’est malheureusement un peu plus poussif que la Cinquième de la première partie. Pendant ce temps, les musiciens de l’Ensemble Janoska restent à leur place. On se demande s’ils vont se joindre à l’orchestre pour une version à leur manière. Mais non. Peut-être, à leur suite, vont-ils jouer, seuls, cette pièce qu’ils ont enregistrée ? Pas davantage.
En revanche, ils proposent le Finale du Concerto pour deux violons de Bach. À nouveau, chaque violoniste a son propre style. On ne peut s’empêcher de penser à la surprise qu’a été la version swing du premier mouvement de ce Concerto, par Stéphane Grappelli, Eddie South et Django Reinhardt en 1937 (l’une des premières tentatives de jazzifier Bach, qui a fait de très nombreux émules depuis), qui parait maintenant bien classique à côté de ce qui nous était proposé par nos quatre musiciens (sans l’orchestre). Pendant ce temps, Cristian Măcelaru est resté assis, sur l’estrade qui surélève les derniers rangs des premiers violons. Lui-même violoniste de formation, il a visiblement apprécié !
Le pianiste prend alors la parole pour présenter les membres du groupe : les trois frères Janoška (Ondrej et Roman aux violons, et lui-même, František, au piano), ainsi que leur beau-frère Julius Darvas à la contrebasse. Puis il annonce une « mélodie iconique » : La Vie en rose. Il demande au public d’allumer les lumières de leurs téléphones portables, comme un symbole de paix. Ils jouent alors, avec l’orchestre, un long arrangement de cette chanson d’Édith Piaf (il serait d'ailleurs plus juste de nommer Louiguy, le compositeur, puisque paroles il n’y avait pas), avec de surprenantes harmonies, un rien sirupeuses, mais fort efficaces.
Et enfin, seuls, ils terminent la soirée avec l’Aria de Bach (le lendemain, ils ne l’ont pas jouée, mais avaient commencé la série de bis avec la Czardas de Monti, plus endiablée que jamais), dans laquelle ils se lancent dans des diminutions à la baroque... mais dans un tout autre style (un violon très court d’archet à la pointe, et la contrebasse en pizz). Cela semble n’avoir plus rien à voir avec Bach. Vraiment ? C’est à voir...
Paris, Auditorium de Radio France, 30 décembre 2024
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Radio France