Pierre Boulez en perspectives à Monaco
Le BBC Symphony Orchestra est à nouveau l’invité du Printemps des arts. Les concerts avec l'orchestre risquaient d'être annulés, suite à un incendie à l'aéroport d'Heathrow à Londres. Les organisateurs ont affrété un avion partant d'un autre aéroport et permis à la centaine de musiciens d'arriver à temps à destination. La présence du BBC SO a encore plus de sens dans le cadre de l’anniversaire Pierre Boulez qui fut le directeur musical de l'orchestre entre 1971 et 1975 tout en restant après l’un de ses fidèles invités. Pascal Rophé qui a été l'assistant de Boulez au début de sa carrière est à la tête de la phalange anglaise pour ces concerts
Le premier concert débute par le ballet Agon de Stravinsky. L’orchestre se présente sous la direction de Pascal Rophé avec une transparence et une sonorité surprenante. Rythme, émotion, phrasé minutieux…tout cela crée une expérience inégalée.
François-Frédéric Guy est un artiste fidèle du Printemps des Arts. Il revient cette année pour les deux soirées avec le BBC Symphony Orchestra. Il affronte d’abord le redoutable Concerto n°2 pour piano de Béla Bartók. Le pianiste entraîne le public dès les premières notes dans un tourbillon vertigineux. Son interprétation est puissante, électrique, époustouflante.
Il est en symbiose parfaite avec l'orchestre. Après une pluie d'applaudissements, il offre en bis Feu d'artifice de Debussy. C'est un moment magique. La beauté de sa performance est hors normes, profonde, subtile, délicate et raffinée. On découvre après l'entracte les Variations pour orchestre d'Arnold Schönberg. Musique d'orchestre faramineuse, puissante, expressive et féérique. Le public est hypnotisé par le charme mystérieux de l'œuvre. Une osmose semble atteinte. Un compositeur génial, un chef prodigieux et des musiciens éblouissants. Pour terminer sur un note festive Pascal Rophé et les musiciens du BBC Symphony donnent en bis le Scherzo à la russe de Stravinsky.
Le deuxième concert du BBC SO propose des oeuvres de Debussy, Schönberg et Stravinsky.Dans Jeux de Debussy, Pascal Rophé donne une performance éclairante. Sa pensée et sa direction sont d'une clarté cristalline. La prestation orchestrale est superbe. L'art et la manière, l'élégance, les couleurs des orchestrations, tout y est. On retrouve François-Frédéric Guy dans le redoutable et rare Concerto pour piano d'Arnold Schönberg. François-Frédéric Guy le joue depuis plus de 20 ans. Malgré l'urgence rythmique de la musique, François-Frédéric Guy et Pascal Rophé conservent toujours une texture légère et épurée. C'est le rythme et le caractère de chaque mouvement qui transparaissent avant tout : dans le premier mouvement, une valse gracieuse mais nerveuse ; dans le second, un scherzo sombre, presque bartokien. Le troisième mouvement, qui reprend la charge émotionnelle du concerto, est la moins dépendante des pratiques mélodiques du XIXe siècle. Schönberg chante une complainte, tour à tour lyrique et anguleuse. Difficile d'écouter cette musique sans penser aux affres de l'Europe en guerre. Le piano interprète de longs solos, portant la charge expressive. Guy joue magnifiquement. Avec lui, le mouvement n'est plus une musique dodécaphonique, mais de la musique pure. Il sollicite les émotions de l'auditeur, bien plus que son intellect. Le pianiste donne en bis un Intermezzo de Brahms et entretient un climat d’intériorité et de mystère, prolongement ultime d’un concert que l’on gardera en mémoire.
En clôture de ce concert, Pascal Rophé dirige la Symphonie en trois mouvements dans une interprétation enthousiasmante, pleine d’éclats, et de coups de griffes. Le bis de ce concert est la Circus Polka de Stravinsky termine le concert sur une note pleine d'humour.
Le Printemps des Arts de Monte-Carlo déménage pour un concert à Nice. Bruno Mantovani a été séduit par la Salle des Franciscains du Théâtre National de Nice. Il a décidé d'y donner le 26 mars, la date du centième anniversaire de la naissance de Pierre Boulez, un concert qui lui est entièrement consacré.
La Salle des Franciscains est un superbe écrin. La pierre nue de l'ancienne église procure une bonne acoustique, elle convient parfaitement pour y jouer de la musique contemporaine. Mantovani nous fait découvrir l'évolution du compositeur. La merveilleuse comédienne Ambre Pietri introduit chaque œuvre par un poème. Yves Bonnefoy, Henri Michaux et René Char étaient parmi les poètes favoris de Boulez. La Sonatine pour flûte et piano est une œuvre intellectuelle, tendue, à la sonorité souvent agressive, manifestant déjà la vivacité rythmique et la variété instrumentale du compositeur. Le flûtiste Fabrice Jünger qui est également compositeur et le pianiste Benjamin d'Anfray se donnent entièrement à cette musique.
Dérive 1 pièce pour 6 instruments dure 8 minutes semble plus accessible. Elle apparaît plus hédoniste. L'harmonie est claire. Le poème l'Homme Bombe d'Henri Michaux en introduction est surprenant. "D'ailleurs, je ne tue plus. Tout lasse. Encore une époque de ma vie de finie. Maintenant, je vais peindre, c'est beau les couleurs, quand ça sort du tube, et parfois encore quelque temps après. C'est comme du sang." Dérive 2 est une fresque monumentale pour 11 instruments : cordes, harpe, cor anglais, bois, percussions à clavier, et piano.
"Le mot dérive peut s’appliquer aux nombreux méandres que cette œuvre a décrits le long de sa réalisation." Composée (et recomposée) au long cours, de 1986 à 2006, Dérive 2 est la dernière grande œuvre de Pierre Boulez. Si ses versions successives ont constitué pour le compositeur" une sorte de journal reflétant l’évolution des idées musicales" c’est, dans sa version finale une dérive sonore vertigineuse, toute en variations kaléidoscopiques. C'est une œuvre décoiffante, qui arrive par moments à susciter une saturation sonore étourdissante. Bruno Mantovani donne une âme à cette musique. Il dirige les excellents musiciens de l'Ensemble Orchestral Contemporain avec rigueur et passion et envoûte le public. Une expérience exaltante.
Printemps des Arts de Monte-Carlo, Monte-Carlo et Nice, 22, 23 et 26 août 2025
Carlo Screiber
Crédits photographiques : Pascal Rophé / DR