La Dixième Symphonie de Beethoven selon Pierre Henry

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La Dixième Symphonie de Beethoven... Existe-t-il une œuvre musicale qui fasse davantage fantasmer ? 

On sait qu’en effet Beethoven a eu ce projet, auquel il a commencé à travailler en même temps que sa Neuvième. Mais y tenait-il tant que ça ? Ce n’est pas sûr. Des projets, il en a eu... Tous n’ont pas abouti, loin de là. Il est tout à fait possible d’imaginer que, s’il avait vécu plus longtemps, après cette Neuvième révolutionnaire à plus d’un titre, il ne soit pas retourné à la symphonie. C’est ce qu’il a fait pour ses sonates pour piano : après l’Opus 111, écrite alors qu’il devait continuer de composer pendant cinq années, il nous a donné les Variations Diabelli, la Missa Solemnis, la Neuvième Symphonie, cinq quatuors à cordes... Autant de chefs-d’œuvre absolus, qui n’étaient plus des sonates pour piano.

La Dixième Symphonie de Beethoven n’existe donc pas, et il est assez vain d’imaginer ce qu’elle aurait pu donner. La tentative de reconstitution réalisée par Barry Cooper d’après les esquisses retrouvées ne peut que nous décevoir, tant, chez Beethoven, la distance est vertigineuse entre le premier jet et la réalisation finale. Beethoven n’était pas Mozart ! À cet égard, ce genre de tentative est forcément vaine... 

Des approches bien différentes sont possibles. 

Pierre Henry est connu comme le fondateur de la musique concrète. Tant qu’on ne se donne pas vraiment la peine de ressentir ce qu’il y a derrière cette expression qui ne véhicule a priori pas beaucoup d’émotion, et qu’on a en tête des titres tels que Microphones bien tempérés, La Noire à soixante, Variations pour une porte et un soupir, Annonces sonores du tramway de Mulhouse ou Deux coups de sonnette, on se dit qu’il s’agit d’expériences sonores dont on n’imagine pas aisément qu’elles puissent nous émouvoir. Et pourtant, l’émotion est là, et bien là. La musique de Pierre Henry peut même être bouleversante. Précisément parce qu’il a su, avec la sensibilité du grand musicien qu’il était, toucher en nous, avec des sons qui font résonner sans même que parfois nous nous en rendions compte, une partie de notre intérieur qui n’est pas souvent sollicité.

Ce qui est aussi très concret pour lui, c’est sa pratique des symphonies de Beethoven. Il a été un pianiste suffisamment accompli pour pouvoir étudier les transcriptions de Franz Liszt. Elles sont d’une redoutable difficulté et vont au-delà de la seule transcription. Quand on les écoute, ce n’est ni Beethoven, ni Liszt, mais encore autre chose. Nous sommes en terrain connu, bien sûr ; à aucun moment Liszt ne déforme ou ne trahit Beethoven. Mais sa science du piano est telle que ce qu’il nous propose peut paraître, paradoxalement, davantage travaillé que l’original. Alors que l’on pourrait dire que le piano est en noir et blanc tandis que l’orchestre est en couleurs, ici l’on a presque l’impression que Liszt a colorié Beethoven.

Dès lors, il est loisible d’imaginer Pierre Henry, en travaillant ces transcriptions, avoir le sentiment de recréer les symphonies de Beethoven. Et il a dû travailler inlassablement certains passages, s’acharner dessus, les jouer en boucle, en changeant les vitesses, les rythmes, passer de l’un à l’autre... Il explique combien ce travail le « fascinait parce que Beethoven avait inventé des mélodies en peu de notes et que ces mélodies étaient très fortes, aussi fortes qu’un coup de tonnerre, qu’une vague de la mer ou que les sirènes. » Voilà comment, peut-être, il en est arrivé, non par une vue de l’esprit, mais bien par une pratique concrète, à imaginer créer une nouvelle symphonie avec une partie du matériau contenu dans les neuf premières : la Dixième Symphonie de Beethoven (et à partir de maintenant, nous mettrons également de Beethoven en italiques, puisqu’il s’agira de l’œuvre de Pierre Henry).

La première version date de 1979. Elle durait 2 heures et était en 12 mouvements aux dénominations usuelles en musique (http://brahms.ircam.fr/works/work/22205/). Nous n’en avons pas trouvé d’enregistrement. La seconde, en 9 mouvements de même nature pour une durée de 53 minutes, date de 1986, et elle a fait l’objet d’un enregistrement (aujourd'hui introuvable) chez Philips. Ce ne sont que des extraits de symphonies de Beethoven, jouées par un vrai orchestre (mais nous ne savons pas lequel ; l’éditeur avait cela en stock, inutilisé), mixées, coupées, juxtaposées... À la première écoute, on peut avoir l’impression d’un cauchemar où les protagonistes se transformeraient, passeraient de la tendresse à l’agressivité, du calme à la violence ; on est au milieu, on connaît tout le monde, mais on ne comprend rien et on ne fait que subir. Puis, avec d’autres écoutes, petit à petit nous nous familiarisons, nous reconnaissons les gens, et même si parfois ils sont plusieurs à parler en même temps et se coupent la parole, on finit par trouver notre place, avec eux. Il y eut une troisième version, en 1998, qui est un remix, à peine plus long, et dont les titres des 10 mouvements rappellent les réalités du monde contemporain (enregistrement Universal Music). Cette fois Beethoven est en arrière-fond, « avec des battements, des transes électroniques, des scintillements déphasés, des mouvances de filtres, des ajouts de fréquences, des doublages de réverbération » selon le compositeur. Il y a des passages où Beethoven se fait plutôt assez discret.

Pour cette création de 2019, nous revenons aux sources, si l’on peut dire, avec du Beethoven, rien que du Beethoven. 75 minutes, pour 8 mouvements aux intitulés traditionnels. Avant le concert, Maxime Barthélemy et Misael Gauchat expliquent comment ils ont édité les partitions d’orchestre pour la Maison ONA à partir de ce qu’avait laissé Pierre Henry : des collages d’extraits musicaux sur de grandes feuilles, et des enregistrements réalisés sur trois magnétophones. Après un énorme travail de recherche (et l’on ressent toute l’émotion qu’ils y ont mise), ils ont réalisé un matériel complet destiné à trois orchestres.

Sur la scène de la Salle des Concerts de la Cité de la Musique, ce 23 novembre, les trois orchestres, constitués de 150 musiciens venus de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France et des jeunes de l’Orchestre du Conservatoire de Paris, sont disposés en U. Pour le dernier mouvement, 70 choristes du Chœur de Radio France et du Jeune Chœur de Paris (préparés par Richard Wilberforce) viendront s’installer derrière l’orchestre central avec le ténor Benoît Rameau.

Nous retrouvons l’état d’esprit de la version de 1986. Mais avec des différences de taille. Tout d'abord, en plus du fait que nous sommes bien entendu dans une acoustique réelle, donc sans tous les intermédiaires incontournables de l’enregistrement, on entend un vrai son d’orchestre qui n’est cette fois trafiqué par aucune machine. Les collages, arrêts brutaux, passages en boucle ou à l’envers donnent une impression toute différente, les musiciens devant se contenter d’imiter les effets réalisés artificiellement dans l’enregistrement. Et la disposition spatiale, avec les trois orchestres à une place bien définie, clarifie considérablement l’écoute par rapport à un enregistrement stéréo. L’ensemble paraît beaucoup plus naturel.

La performance des musiciens, et surtout des chefs d'orchestre Pascal Rophé, Bruno Mantovani et Marzena Diakun, est à saluer. C’est qu’il faut avoir la tête et les oreilles bien faites pour être capable de diriger un passage d’une symphonie pendant que deux autres orchestres jouent des passages de deux autres symphonies, voire, pire encore, jouent la même chose, mais en décalé ! Ils paraissaient absolument sûrs d’eux. Et si la nécessité impérieuse de respecter un timing extrêmement rigoureux les privait de souplesse rythmique, nous avons eu tout de même droit à quelques solos, en particulier des bois, tout aussi expressifs qu’ils auraient pu l’être dans le cadre d’une exécution traditionnelle de ces symphonies.

Cette Dixième Symphonie de Beethoven se terminait par l’Allegretto de la Septième Symphonie jouée à l’unisson par les trois orchestres. À l’unisson, vraiment ? Nous n’étions plus sûrs de rien... Était-ce seulement parce que trois orchestres jouaient simultanément que cela ne sonnait pas comme d’habitude ? Pierre Henry avait-il transformé ici Beethoven de façon infiniment moins radicale que pour tout ce qui avait précédé ? Ou bien notre oreille avait-elle perdu tous ses repères, au bout d’une heure et quart d’un tel brassage ? Laissons la question en suspens en espérant avoir un jour à nouveau l’occasion de réitérer l’expérience. Comme pour les neuf de Beethoven, la Dixième Symphonie de Beethoven de Pierre Henry ne peut pas se livrer entièrement dès la première écoute !

Paris, Cité de la Musique, 23 novembre 2019

Pierre Carrive 

Crédits photographiques : Philharmonie de Paris

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