Piotr Anderszewski, Prince des pianistes

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Rien que le programme exquis concocté par Piotr Anderszewski pour son récital à Flagey eût mérité que les amateurs de pianisme d’exception se pressent en masse pour assister au récital d’un maître dans les conditions acoustiques idéales du mythique Studio 4 de l’ancien vaisseau-amiral de la Radio.
Le pianiste polonais y avait combiné trois compositeurs qu’il affectionne et dans les oeuvres de qui il excelle: Bach, Schumann et Szymanowski, et ceci en offrant des oeuvres somme toute assez rares au concert, même si bien des pianistes se sont attaqués aux Suites anglaises du maître de Leipzig aux cours de leurs études. Mais bien peu nombreux sont ceux qui auront pu aborder ces oeuvres avec les exceptionnelles qualités du musicien polonais.
A peine arrivé sur scène, et sans même prendre le temps de saluer, Anderszewski -assis sur une simple chaise de musicien d’orchestre- fit agir sa magie dès le Prélude de la Suite anglaise n° 3 en sol mineur (BWV 808) qui ouvrait la soirée. Quelle magnifique façon d’entamer ce mouvement perpétuel, de maîtriser un discours musical sans cesse relancé, tout en évitant le piège du piano-machine à écrire, si redoutable dans les morceaux rapides de Bach. Et surtout, quelle stupéfiante variété de toucher, quelle extraordinaire palette sonore toujours utilisée à bon escient, et au service d’une interprétation aussi intelligente que sensible. L’enchantement agit tout au long de cette oeuvre longue et exigeante (on relèvera aussi la merveilleuse subtilité agogique et dynamique dont l’interprète fit preuve dans la Gavotte II de la Suite). Ces propos élogieux valent bien sûr tout autant pour la Suite anglaise n° 6 en ré mineur (BWV 811) par laquelle Anderszewski allait conclure son récital, et où il fit preuve des mêmes qualités: on pense à un Prélude joué avec une délicatesse digne de Kempff, à la pureté attique de son interprétation dans les mouvements lents et de son extraordinaire finesse dans la Gavotte II où la musique de Bach se rapproche tant de celle de Couperin.
Anderszewski est, on le sait, un infatigable défenseur de la musique de son compatriote Szymanowsky à qui il a consacré il y a près de dix ans déjà un merveilleux CD (Warner) où figure justement le triptyque des Métopes, op. 29, qu’il offrait au public bruxellois dans une merveilleuse interprétation qui se jouait des considérables difficultés de la partition pour mieux en rendre la sensualité et le parfum entêtant.
Et s’il fallait une preuve supplémentaire des qualités d’imagination et de subtilité du pianiste, elle fut amplement donnée dans une interprétation profonde et prenante du rare Thème et variations en mi bémol majeur « Geistervariationen » de Schumann où -pour paraphraser le compositeur- on entendit le poète parler: son nom était Piotr Anderszewski.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Flagey, 26 mars 2015

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