Deux pans du répertoire austro-allemand, par Pierre Offret sur un petit orgue bordelais
Miroirs. Felix Mendelssohn (1809-1847) : Ouverture de l’oratorio Paulus [trans. W.T. Best]. Augustinus Franz Kropfreiter (1936-2003) : Partita super In dich hab’ich gehoffet, Herr. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Fantaisie en fa mineur K. 608. Peter Planyavsky (1947*) : Méditation sur l’Ave Verum de Mozart. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Partita super Sei gegrüsset, Jesu gütig. Anton Heiler (1923-1979) : Fantasia super Salve Regina. Pierre Offret, orgue Breil-Delangue de la Chapelle de La Madeleine à Bordeaux. Livret en français, anglais. Mars 2023. TT 70’37. ROB RR006
La sixième parution du label consacré au patrimoine organistique bordelais attire l’attention sur un petit instrument néoclassique d’origine rhénane, provenant de la paroisse St. Barbara de Recklinghausen, et transféré en 2011 dans la Chapelle de La Madeleine, en remplacement d’un précaire prédécesseur. Muni d’un buffet par Alain Cornil, et adapté par le facteur François Delangue, cet orgue se présente comme un témoin acclimaté de l’Orgelbewegung, un mouvement visant à s’inspirer de la manière du XVIIIe siècle. Alors étudiant en sciences politiques dans la cité aquitaine, et accompagnateur liturgique du lieu, Pierre Offret fut associé à la logistique d’installation. On imagine le plaisir à enregistrer un album sur des tuyaux pour lui investis de tels souvenirs. Les miroirs invoqués par le titre du disque ont certainement aussi fonction de rétroviseur.
On rencontre rarement notice aussi érudite, et précisément rédigée. Diplômé de plusieurs Grandes Écoles de notre voisine république, le jeune énarque et haut fonctionnaire prouve dans le livret qu’il a non seulement la tête bien pleine mais aussi bien faite, cultivant une rare intelligence de la mise en relation d’un instrument et de son répertoire. Au cœur de ce projet, incluant bien sûr l’adéquate valorisation de l’esthétique sonore de la tribune : rendre hommage « au contrepoint comme technique d’écriture, au choral comme support mélodique, et à la variation comme canal de l’inspiration ».
Cela en deux plans chronologiques : l’ancien et le (re)nouveau. J.S. Bach, Mozart, Mendelssohn : l’amont est lui-même nourri d’interconnexions : on sait ce que l’auteur de l’oratorio Paulus doit au Cantor de Leipzig, et réciproquement. Avouons que pour condenser le réseau, un autre choix était possible que la certes ingénieuse et archaïsante Fantaisie de Mozart : on pense aux constructions contrapuntiques de Robert Schumann « für Orgel oder Pedalflügel », qui auraient pu pertinemment s’exprimer en la chapelle bordelaise. Une option qui n’ôte rien au panache de l’impulsive interprétation que Pierre Offret réserve à cet opus en fa mineur, et qui se justifie de toute façon par le regard croisé offert par la Méditation sur l’Ave Verum écrit par le Salzbourgeois
Ces mânes se projettent sur un autre pan, issu du second XXe siècle, et lui-aussi incarné par un trio de compositeurs, en l’occurrence représentatifs de l’intérêt porté après-guerre dans l’aire germanique aux sources et formes du passé. Ce sérail-là n’est lui-même pas exempt d’influences et filiations. Au fondement : Anton Heiler, chef de chœur et d’orchestre, claveciniste, organiste (ses nombreux vinyles consacrés à Bach, sous étiquettes Philips et Vanguard, ont marqué leur temps), artisan viennois de ce que l’on nomme aujourd’hui les pratiques historiquement informées, qu’il féconda dans le même élan que son compatriote Nikolaus Harnoncourt, et Gustav Leonhardt.
Et deux émules. D’abord en la personne d’Augustinus Franz Kropfreiter, pilier de la vie musicale de l’abbaye de Sankt Florian, qui laissa son nom à un concours d’orgue dont Pierre Offret fut lauréat. On goûtera la série de partitas sur In dich hab’ich gehoffet, Herr, qui permettent en un format court d’échantillonner quelques registrations soutirées aux vingt-quatre jeux de la console. Et un proche, toujours parmi nous : Peter Planyavsky, titulaire pendant plus de trois décennies du Stephansdom, jusqu’en 2004. De ce trio, le programme a retenu des œuvres de 1965, 1981 et 2006 : un répertoire exigeant, et pour tout dire assez discrètement courtisé de ce côté du Rhin, dont les lignes claires et la rigueur géométrique sont parfois disqualifiées pour cérébralité.
On soulignera d’autant l’ambition de ce récital, dialogue entre époques, dialectique de tradition et de modernité, spéculaire et parfois spéculatif en certaines étapes de son laboratoire. Le tain de ces Miroirs, c’est aussi leur intérêt, reflète transversalement un riche portrait de l’instrument girondin. D’une humeur un peu trop guindée pour le chapelet sur Sei gegrüsset, Jesu gütig ? L’élève de Pierre Pincemaille, Jean-Baptiste Robin, Vincent Warnier et Paul Goussot peut au demeurant s’enorgueillir de pareille carte de visite, remarquablement aboutie, de la conception à la captation, nette et consistante, –bien dans l’esprit de l’Orgelbewegung.
Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 7-10 – Interprétation : 9
Christophe Steyne
Pierre Offret