Pour La Traviata, l’aisance vocale de Nadine Sierra méritait mieux 

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Giuseppe Verdi (1813-1901) : La Traviata, mélodrame en trois actes. Nadine Sierra (Violetta Valéry), Francesco Meli (Alfredo Germont), Leo Nucci (Giorgio Germont), Caterina Piva (Flora Bervoix), Luca Bernard (Gaston de Letorières), Caterina Meldolesi (Annina), Francesco Samuele Venuti (le baron Douphol), William Corrò (le marquis d’Obigny), Emanuele Cordaro (le docteur Grenvil) ; Chœurs et Orchestre du Mai Musical florentin, direction Zubin Mehta. 2021. Notice en italien et en anglais. Pas de texte du livret, mais synopsis en italien et en anglais. 146.00. Un DVD Dynamic 37955. Aussi disponible en Blu Ray.

La cantatrice américaine Nadine Sierra (°1988) s’est imposée comme l’une des sopranos majeures de notre temps en interprétant Nannetta de Falstaff, Gilda de Rigoletto, ou encore Lucia di Lammermoor, mais aussi en se produisant dans un répertoire où se côtoient Mozart, Gluck, Bellini, Massenet, Puccini, Richard Strauss ou Britten. Son aisance vocale et sa capacité à affronter les aigus les plus puissants devait l’amener en toute logique à endosser le destin tragique de Violetta Valéry. C’est chose faite avec cette Traviata au Théâtre du Mai Musical florentin en septembre 2021 et, en ce qui concerne le film à destination du DVD, le 28 de ce même mois. C’est le chevronné Zubin Mehta, qui compte à son actif plusieurs productions du chef-d’œuvre de Verdi, qui officie comme chef d’orchestre. Ses 85 ans ne semblent pas avoir de prise sur sa direction dynamique et élégante, qui témoigne d’une parfaite compréhension de cette superbe musique qui n’a vraiment plus de secrets pour lui. On ajoutera que les chœurs du lieu sont en grande forme et procurent des moments de bonheur.

Sur le plan vocal, Nadine Sierra est souveraine : son timbre est pur et clair, souvent velouté, les couleurs et les accents sont nuancés et dominés sans faille, elle fait étalage de sa facilité dans les airs qui lui sont dévolus. Toute la fin de l’Acte I (È strano !... Sempre libera) lui va comme un gant, avec un impeccable suraigu final. La soprano montre autant d’aisance à l’Acte II lorsqu’elle accède à la demande du père Germont de se sacrifier en renonçant à son fils Alfredo (Ah ! Dite alla giovine si bella e pura), ou à l’Acte III, lorsqu’elle sent la mort la saisir (Addio, del passato bei sogni ridenti). Elle use d’un legato séduisant et fait preuve d’une incessante musicalité et d’un bon sens dramatique. Mais trop attentive peut-être à cette perfection vocale, elle gomme une partie de l’émotion douloureuse de ce même Acte III, face à laquelle on ressent un manque d’abandon, bien loin de la terrible souffrance qui asphyxiait Ermonela Jaho en 2019 sur la scène du Royal Opera House (DVD Opus Arte). Cette dernière, incomparable tragédienne déchirante, se consumait sur scène jusqu’à nous arracher d’inguérissables larmes. Ce n’est pas le cas avec Nadine Sierra : on assiste à sa triste fin, mais on n’y croit qu’à moitié. C’est donc la leçon vocale qu’il faut retenir, et là, on ne peut qu’être comblé. Le ténor génois Francesco Meli (° 1980) est un excellent Alfredo, stylé, sensible, et d’une expressivité que sa voix, soignée dans les phrasés, rend convaincante. L’émotion, la vraie, elle est en réalité à trouver chez Leo Nucci, magnifique dans le rôle de Giorgio Germont. Une stupéfiante incarnation de ce baryton qui a connu tous les honneurs à la Scala de Milan, au Metropolitan de New York ou à Covent Garden. Il conserve, à l’aube de ses quatre-vingts ans, une voix maîtrisée et une présence empreinte de dignité. Quel exemple ! Les amateurs d’opéra qui l’ont vu à Liège à plusieurs reprises sous l’ère Mazzonis se souviennent de ses impeccables prestations. Le reste de la distribution est sans reproche, qu’il s’agisse de Francesco Samuele Venuti en Baron Douphol, de Caterina Piva en Flora Bervoix, de Caterina Meldolesi en Annina ou d’Emanuele Cordaro en Docteur Grenvil.    

Si cette Traviata est de très bon niveau vocal, la mise en scène prête à discussion. Voici une nouvelle possibilité de gloser sur l’opportunité de fixer en images ce que le mélomane pourrait se contenter de découvrir uniquement par le biais du disque. Si vous appréciez les belles robes chatoyantes et les fastes d’un milieu luxueux où évolue la courtisane de haut rang qu’est Violetta Valéry, passez votre chemin. Il vaut mieux pour cela aller revoir les prestations filmées d’Angela Gheorgiu à Covent Garden (Decca, 1995, direction Solti), de Renée Fleming à Los Angeles (Decca, 2007, direction Conlon), ou, pour l’éblouissement, de Teresa Stratas au Metropolitan de New York (DG, 2007, direction James Levine, avec toute l’imagination de Franco Zeffirelli). Sans oublier la déjà nommée Ermonela Jaho, dont la grâce fragile illumine et bouleverse la scène londonienne sous la baguette d’Antonello Manacorda. C’est à nos yeux la référence moderne sur DVD. 

Rien de tout cela ici. La mise en scène de Davide Livermore (°1966) nous emmène dans les années 1960/70 au sein d’un univers qui est plutôt celui d’une maison de passe de qualité moyenne, que des portes fermées suggèrent, dans un espace plutôt sombre lors de l’Acte I, avant de faire place à une fête érotisée, d’un goût discutable, au cours de laquelle on se demande ce que vient faire une intrusion policière. Dans cette atmosphère, le physique pulpeux et avantageux de Nadine Sierra est mis en valeur ; on oublie les belles toilettes pour une robe courte qui n’est pas exempte de provocation. A l’Acte II, on est dérouté lorsqu’on est plongé dans le refuge amoureux du couple Violetta/Alfredo qui se présente comme un studio de photographie. Impossible, pour ceux qui l’ont vu, de ne pas penser tout de suite au souvenir du film Blow up de 1966 et à son climat ambigu. Un curieux contexte pour l’échange entre Violetta, habillée cette fois avec plus de goût, et le père d’Alfredo. Le second tableau, chez Flora, est plus réussi. L’Acte III est le mieux venu : il baigne dans une pénombre envahie par un grand lit rouge. Avec une surprise pseudo-(méta)physique au moment final que l’on ne dévoilera pas ici. Au fil du temps, on se pose des questions sur une série de slogans affichés en grand format, pour finir par en être agacé. Ils sont variés et simplistes : Laissez-nous vivre - Mon corps mon choix - Sous les pavés la plage - Faites l’amour pas les magasins - Jouissez sans entraves. Une succession de formules creuses, qui n’ajoutent rien à l’œuvre verdienne. 

Quoi qu’il en soit, nous ne jetterons pas le bébé avec l’eau du bain. Car au-delà de la déception scénique, on savourera l’indiscutable qualité du chant, avec une éclatante Nadine Sierra que l’on aimerait revoir dans une Traviata plus « classique », car elle a le personnage en elle. On admirera aussi, répétons-le, la performance de Leo Nucci. Dans cette production à coloration érotisée, il apparaît, avec son noble manteau et sa dignité, comme le symbole de ce qui aurait pu devenir un vrai moment de théâtre musical, ici gâché par des choix douteux qui ne sont guère convaincants.   

Note globale : 8

Jean Lacroix

 

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