Premier volume d’une intégrale Josquin, vivifiée par Cut Circle

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Josquin Desprez (c1450-1521) : motets & chansons. Ave maria. Virgo salutiferi. Ave verum corpus. Miserere mei, deus. Ut Phebi radiis/Ut re mi fa sol la. Stabat Mater/Comme femme desconfortée. Pater noster – Ave Maria. Une musique de Biscaye. Si j’ay perdu mon amy. Parfons regretz. Faulte d’argent. Baisiez moy. En l’ombre d’ung buissonet, tout au long. Petite camusette. Scaramella. Nimphes nappées / Circumdederunt me. Jesse Rodin, Cut Circle. Corine Byrne, Sonja DuToit Tengblad, soprano. Jonas Budris, Lawrence Jones, ténor. Bradford Gleim, vagans. Christopher Talbot, Paul Max Tipton, basse. 2022 Livret en français, anglais, néerlandais, allemand ; texte original des paroles et traduction quadrilingue. 62’54. MEW 2307.

Après ses albums dédiés à Guillaume Dufay, à Johannes Ockeghem, à deux messes anonymes de la fin du XVe siècle, l’ensemble américain Cut Circle annonce un parcours exhaustif (treize disques sont prévus) dans l’œuvre de Josquin. Un génie de la Renaissance franco-flamande sur lequel Jesse Rodin a fait porter ses expertes recherches, dont il nous livre quelques fruits dans la notice. En lien avec la revue Early Music, les réflexions du professeur à la Stanford University y interrogent tous les paramètres interprétatifs : tempo (les sections de l’Ave Maria), contrepoint, construction polyphonique, matière vocale. Et même le déploiement acoustique, étant dit que l’intimisme d’une chambre à coucher de château a ici été brigué, dans une salle d’un studio de la banlieue de Boston. Dense mais légèrement voilée et un peu opaque dans le bas medium, la captation restitue un vigoureux contact avec l’équipe en lice.

Ce premier volume se partage entre neuf chansons et sept motets, qui représentent trois quarts de la durée du CD, et couvrent l’ensemble de la carrière du compositeur, depuis l’Ave Maria copié vers 1485 jusqu’à l’ultime Pater noster de 1520. Les pages sacrées ici retenues évoquent principalement la louange à la Vierge et au Christ, tandis que les pièces profanes renvoient à une large diversité de ton : le rustique (Une musique de Biscaye), le populaire bigarré (Scaramella), le licencieux (Petite camusette, Baisiez moy), mais aussi le tourment du quotidien (Faulte d’argent, Si j’ay perdu mon amy) voire un registre poétique grave et élevé (Nimphes nappées). 

Toutefois, le traitement vocal diffère peu entre motets et chansons et s’avère fidèle au style habituellement défendu par Cut Circle qui, à l’instar de l’ensemble Graindelavoix, n’est pas des moins clivants. Deux façons d’entêter : mélisme volatil, trouble, psychédélique qui s’évapore en bouffées vagabondes pour les chantres de Björn Schmelzer. Un contact âpre, frontal, anguleux, endurci, pour ceux de Jesse Rodin. Surprenant à tout le moins, et la réécoute ne dissipe pas l’abrupte confrontation à cette esthétique aussi pincée que terre-à-terre. Précision radiographique de l’articulation, élan prosodique, tactus très marqué, attaques volontaristes voire explosives, cultivent un maniérisme vocal qui recourt à un vif arsenal d’effets : prononciation ouverte, nasalisation, falsettisation, diphtongaison (« Audi Auditui » d’un Miserere qui, amer comme les chicotins de la native Picardie de Josquin, vire parfois à la caricature). La connexion spontanée au texte fomente une gouaille qui trouve son meilleur emploi dans un abrasif Faulte d’argent et un Ut Phebi radiis d’une irradiante candeur.

Dispensée dans un admirable livret richement illustré, la sagacité musicologique s’incarne dans une prestation tout sauf muséale, qui n’est pas sans antécédent et rappelle le zèle pionnier et désinhibé de quelques ensembles d’hier comme la Musica Reservata de Michael Morrow, le Studio der frühen Musik de Thomas Binkley, ou l’étonnante eau-forte du New London Chamber Choir de James Wood dans la Missa Hercules Dux Ferrariae (Amon Ra, novembre 1985). Fécondé par une intemporelle mémoire de l’oralité, réveillé en puisant à la source-même de l’inspiration, c’est un Josquin à hauteur d’homme, franc du collier, prêt à « casser la baraque » (selon les propres mots de Jesse Rodin) qui nous interpelle ici. Selon la formule consacrée : un résultat dérangeant mais révélateur, à l’aune duquel les futures parutions promettent une intégrale décapante.

Christophe Steyne

Son : 8 – Livret : 10 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9

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