Variations linguistiques

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Le chef d’orchestre suscite toujours beaucoup de curiosité. À quoi sert-il ? Comment travaille-t-il ? Faut-il beaucoup de répétitions pour monter un programme ? Avec ou sans baguette ? Et la question fondamentale : dans quelle langue répète-t-il avec les orchestres étrangers ? 

Élémentaire mon cher Watson : si c’est possible, dans la langue du pays ; mais, la plupart du temps, c’est celle de Shakespeare qui sert de vecteur universel, soigneusement massacrée, truffée d’italianismes et pimentée de quelques mots de la langue locale, ce qu’apprécient toujours les musiciens. Néanmoins, il y a des exceptions, certains musiciens maîtrisant parfaitement plusieurs langues étrangères : Igor Markevitch en parlait couramment sept, Yehudi Menuhin autant, aujourd’hui Daniel Barenboïm n’a rien à leur envier. Sans parler du sabir dans lequel s’exprimait Rostropovitch, véritable ratatouille russo-italiano-franco-anglaise. D’autres en pratiquent souvent deux ou trois. Et les jeunes générations qui ont étudié aux quatre coins de l’univers ont généralement un bon capital linguistique. Mais là n’est pas l’essentiel car un bon chef est un chef qui parle peu. Une répétition, c’est fait pour jouer, pas pour entendre des conférences. Il me revient toujours à l’esprit cette anecdote (véridique) concernant Nadia Boulanger, invitée à diriger un orchestre scandinave. Le programme était truffé de nouveautés, dont l’une nécessitait, à son avis, quelques explications. La voici partie dans une véritable analyse dont elle avait le secret. Mais les musiciens commençaient à s’ennuyer ferme, et ça durait, et ça durait. Au bout d’un certain temps, le deuxième basson se lève et demande très respectueusement : « Madame, à la onzième mesure, je dois jouer un si bémol ou un si bécarre ? ». Sans commentaire.

Un handicapé des langues étrangères aurait-il donc un avantage sur le polyglotte parfait ? Ce serait oublier que le talent passe par d’autres vecteurs de communication comme le regard, l’expression du visage, la gestique ou la manière de parler (niveau sonore inclus). Et puis, les musiciens ne peuvent pas y échapper, il faut s’adapter à l’évolution du langage. De nouvelles expressions jaillissent sans cesse, phénomènes de mode lancés par les jeunes générations que reprennent les aînés pour faire « djeune », ou tics de langage colportés par les médias pour « rester dans le coup ». 

Afin de mieux faire comprendre comment un chef travaille avec ses musiciens, je laisse à votre réflexion la transcription de ces quelques minutes de répétition menées par un chef pensant être mieux compris de ses musiciens en adoptant certaines tendances linguistiques… actuelles (toute ressemblance avec des personnages ou des situations ayant réellement existé ne serait que pure coïncidence).

Lundi matin, première répétition : « Bonjour à tous, c’est rien que du bonheur d’être avec vous c’matin. On va commencer avec la Symphonie pastorale. J’ai envie de vous dire, pour moi, en fait, au jour d’aujourd’hui, c’est juste la plus belle de Beethoven. Les ptits oiseaux, le vent dans les feuilles des arbres, le bruit du ruisseau, le ciel de traîne, l’orage, c’est la vérité vraie. Allez, on part sur ça ». (musique)

Le flûtiste se trompe : « Frérot, regarde moi, j’te fais démarrer. Oui, les yeux dans les yeux ». Par bonheur, il ne souffre pas de strabisme (re-musique)

Pas facile à créer, cette atmosphère pastorale : « On est sur kek’chose de poétique, possiblement doux, limite piano ». (musique) S’ensuit un pianissimo du hautbois, à peine audible : « Là, t’es grave (ndlr : rien à voir avec un problème d’intonation ou de tessiture). T’es une force de proposition, ne l’oublie pas ». Tête perplexe du hautboïste (musique).

Un peu plus tard, nouvel arrêt : « Sauf erreur de ma part, après la double barre, c’est piano ». Une bulle en pointillé s’élève, en langage BD, au-dessus de la tête de certains instrumentistes : « Il ne peut pas dire piano, tout simplement ? » (musique).

Fausse note à la clarinette ; le musicien fait signe au chef qu’il est conscient de son erreur : « Y’a pas d’souci, j’ai bien compris que t’avais rencontré kek’chose comme un impondérable » lui répond le maestro toujours en quête de son atmosphère pastorale : « On n’va pas s’mentir, en fait, c’est un vrai sujet ce début de symphonie. Les violoncelles, vous êtes en charge du rythme. Les violons, ça doit chanter, comme quoi on pourrait entendre les petits oiseaux. Allez, essayons de mutualiser nos énergies. En fait, vous êtes tous des like. C’est clair ? Les cors, j’vous mets dans la boucle, mais pas trop cuivré, ça fait people ». (musique)

Le chef s’arrête à nouveau, préoccupé : « Je reviens vers vous à la mesure 124, en fait, c’est juste pas possible. Moi j’dis qu’ça doit danser, imaginez en fait que vous êtes des vrais gens. Oui, en fait, des vrais gens, comme Monsieur ou Madame Toul’monde. Il faut revenir aux fondamentaux, en fait ». Coup d’œil en direction du second basson qui semble s’ennuyer profondément et en oublie de jouer une fois sur deux : « T’as pris ta matinée ? ». Coup d’œil incendiaire du délégué syndical prêt à bondir pour défendre le collègue en détresse.

Explications, musique, nouvelles explications, re-musique, le visage du chef change soudain : « Waooh, c’est trop bien ! Ça fait du sens. Allez, continuons, bon courage, bonne fin de mouvement ». Le premier contrebassiste pose soudain une question : « À la mesure 158, le premier temps, c’est mi bémol ou mi bécarre ? ». L’enthousiasme du chef est soudain balayé par cette question bassement matérielle. « Mi bémol, bien sûr » (réponse limite rageuse, mais vous l’aurez constaté, en vrai français). 

Toute fable appelle une morale. Si certains prônent un retour généralisé aux instruments d’époque, que penser d’une exécution préparée en langage d’époque (lequel, au fait ?). Les instrumentistes pensent que les chefs sont toujours trop bavards. Si de tels propos ressemblaient à une situation ayant réellement existé, on pourrait les comprendre. Mais naturellement ce n’est que le fruit de l’imagination d’un individu déjanté. Ceci dit, un train peut en cacher un autre… et finalement, l’anglais basique style latin bas-empire décadent, ce n’est peut-être pas si mal.

Alain Pâris

Crédits photographiques : Crescendo Magazine par Firefly

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