Première version italienne intégrale de L’Orfeo de Luigi Rossi

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Luigi Rossi (c. 1597-1653) : L’Orfeo, tragicomédie en trois actes avec prologue. Francesca Lombardi Mazzulli (Orfeo), Emanuela Galli (Euridice), Paola Valentina Molinari (Aristeo), Mauro Borgioni (Satiro), Clarissa Reali (Nutrice, Giunone) et une dizaine d’autres rôles. Ensemble Allabastrina, direction Elena Sartori. 2019. Notice en anglais, en français et en allemand. Livret complet en italien, sans traduction. 235.45. Un album de trois CD Glossa GCD 923903. 

Ecrit pour la cour de France et créé à Paris, au Palais-Royal, le 2 mars 1647, L’Orfeo de Luigi Rossi, est une tragicomédie sur un livret de Francesco Buti (1604-1682), secrétaire du cardinal Antonio Barberini, neveu du pape Urbain VIII et protecteur du compositeur qui était de sa maison depuis 1641. Originaire des Pouilles, installé en terre romaine depuis 1620, Luigi Rossi avait été d’abord au service d’un Borghèse avant de devenir organiste. C’est à l’initiative de Mazarin, qui avait auparavant invité le musicien en France, que le spectacle fut organisé. Désireux d’introduire ce type de divertissement, le cardinal ministre d’état avait connu un échec en 1646 avec L’Egisto de Cavalli, qui ne rencontra pas le succès espéré. Pour L’Orfeo, on mit les petits plats dans les grands : décors, costumes, chorégraphie et machinerie furent confiés à des spécialistes, et les meilleurs chanteurs, dont les castrats Atto Melani (1626-1714) et Marc’Antonio Pasqualini (1614-1691), furent engagés pour tenir les rôles d’Orphée et Aristée. Le résultat, triomphal, fut à la hauteur des attentes, et la production connut six représentations. Bientôt, la Fronde allait modifier tout le paysage français et faire passer pour un temps la musique au second plan. 

Jusqu’à présent, le mélomane disposait en CD de la version de William Christie de 1990, chez Harmonia Mundi (avec notamment Agnès Mellon et Sandrine Piau), et, en DVD, de celle de Raphaël Pichon, sous le même label, avec Judith van Wanroij et Francesca Aspromonte en tête de distribution. Captée en février 2016 à l’Opéra de Lorraine (Nancy), cette dernière était réduite de moitié et sans prologue. A l’origine, l’œuvre de Rossi atteignait les six heures. La production Glossa aujourd’hui proposée reprend le prologue, dure près de quatre heures, et se présente dans la notice comme la première mouture italienne de l’opéra, en version intégrale. On lira les remarques sur l’interprétation, émises par Elena Sartori, directrice musicale et artistique de l’ensemble Allabastrina, avec une quinzaine de chanteurs et une bonne vingtaine de musiciens. 

Le sujet de l’action est archi-connu, mais une autre vient se greffer sur la mort d’Eurydice et sa perte définitive après qu’Orphée se soit retourné pour la voir. Avant ces moments fatidiques, Aristée, fils d’Apollon et d’une nymphe, protégé de Vénus, aime sans espoir Eurydice et l’a pourchassée de ses assiduités ; en s’enfuyant pour lui échapper, elle a été mordue par un serpent. L’œuvre est dès lors une terre de contrastes, qu’une note d’Elena Sartori définit comme « composite », avec une caractérisation de l’amour sous diverses formes (la vérité, la passion, l’amour parental ou maternel, la transcendance) confiées à divers chanteurs. La musique est colorée, avec des climats variés pour les voix et des effets tragiques ou comiques, qui baignent dans une atmosphère bien italienne. Des danses instrumentales, échos de sicilienne, sarabande, s’inscrivent dans le discours, ponctué par des récitatifs, des lamentations, des airs bienvenus et des pages chorales qui ne masquent pas leur inspiration populaire.

Mais tout traîne un peu en longueur dans cette version de studio, et l’on éprouve du mal à conserver un intérêt permanent pour l’œuvre dans sa continuité. D’autant plus que le livret, intégralement reproduit, n’est disponible qu’en italien. Il faut donc se contenter d’un court synopsis, ce qui est vraiment peu pour saisir toutes les subtilités. L’enregistrement a eu lieu dans un auditorium de Bolzano, en deux fois : quelques jours en août 2019, et deux jours en décembre de la même année. On salue le travail d’équipe qui a animé ces séances, avec sa large distribution vocale, les chœurs et l’orchestre, ainsi que la reconstruction soignée de la partition. Le Prologue salue les victoires de l’armée française, en parallèle avec la glorification de l’amour et de la foi. L’Acte I magnifie l’union entre Orphée et Eurydice tandis qu’Aristée se plaint de son sort et que Vénus lui promet son aide. L’échec des avances d’Aristée, repoussé par Eurydice, entraîne le décès de celle-ci et nourrit l’Acte II. Aristée, poursuivi par l’ombre d’Eurydice, se suicide ; Orphée se rend aux Enfers. C’est la trame de l’Acte III. On connaît la suite : les amants seront finalement métamorphosés en constellation. Ce résumé lapidaire circonscrit l’essentiel de l’action principale, relevée par des moments de bonheur et de douleur, de jalousie et de vengeance, et quelques intrigues destinées à l’égayer.

Pour la présente production, les rôles d’Eurydice, Orphée et Aristée ont été confiés à trois sopranos, ce qui brouille parfois un peu les cartes à l’audition, les tessitures n’étant pas caractérisées spécifiquement. Mais on ne peut reprocher à Emanuela Galli (Eurydice, voix fragile), à Francesca Lombardi Mazzulli (Orphée, émouvante) et à Paola Valentina Molinari (Aristée) leur incarnation, juste et sensible. On relèvera dans cette abondante distribution l’ensemble du plateau, en général de tenue convenable, avec mention particulière pour Arianna Stornello en Venere et Clarissa Reali en Giunone, mais tout cela sent le studio, manque de dynamisme, et l’émotion n’est pas toujours présente. Ce n’est pas la faute des chœurs, assumés, ni d’une série d’airs, duos ou trios bien tournés, mais peut-être bien d’un contexte qui a pour défaut l’absence de galvanisation de l’Allabastrina, trop sagement mené par Elena Sartori. Les amateurs de proximité madrigalesque seront cependant comblés. 

On salue de toute façon ce projet de grande dimension, qu’il est conseillé d’aborder acte par acte, patiemment, avec ouverture d’esprit et cœur attentif à ce qui, en fin de compte, demeure essentiel : l’affirmation de la force de l’amour au-delà de la vie et de l’enfer, et son accession à l’immortalité. Mais le DVD Pichon, qui tablait sur la simplicité et sur la lisibilité, s’impose toujours, malgré les coupures, comme premier choix.

Son : 9    Livret :  7    Répertoire : 8,5    Interprétation : 7,5

Jean Lacroix     

 

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