Origins par Jean-Paul Gasparian : La musique arménienne sublimée.
Origins. Arno Babadjanian (1921-1983) : Prélude, Vagharshapat Dance, Impromptu, Capriccio, Sonate Polyphonique, Elégie ; Gérard Gasparian (né en 1960) : Ballade, Poème ; Aram Khachaturian (1903 – 1978) : Toccata opus 11, Spartacus “Adagio de Spartacus et Phrygia” de Spartacus ; Komitas (1869 – 1935) : 6 danses (extraits). Jean-Paul Gasparian, piano. 2023. Livret français et anglais. 58’00’’ Naïve V8444.
L’Arménie, petit pays montagneux du Caucase enclavé entre la Russie, la Turquie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Iran a toujours su conserver sa propre identité et résister aux différentes pressions, malgré les tentatives de domination ou d’assimilation exercées par ses puissants voisins.
La riche culture arménienne est particulièrement évocatrice de la nature du pays et de l’âme ses habitants. Elle célèbre la beauté de ses paysages et la chaleur de ses habitants dans toute leur diversité. Au cours de son histoire l’Arménie a constamment défendu sa culture tout en intégrant harmonieusement, à l’aune de son identité, des influences politiques et religieuses extérieures, qu’elles soient d’origine perse, chrétienne, ottomane, russe ou soviétique etc.
Tout en portant les stigmates d’une histoire souvent dramatique et tourmentée, cette musique pourtant positive puise largement dans ses racines populaires. Si la musique pour piano débute véritablement au début du vingtième siècle avec Komitas, la musique liturgique remonte au cinquième siècle. Son folklore est extrêmement riche par la variété de ses rythmes et de ses mélodies transmis depuis des siècles par ses chants et ses danses traditionnelles.
L’Arménie a produit de talentueux compositeurs pour la plupart formés sous la période soviétique, où nombre d’entre eux partaient étudier et faire carrière à Moscou. Jean-Paul Gasparian, en revenant dans ce nouvel enregistrement sur ses origines, retrace un peu moins d’un siècle de musique arménienne. Il interprète ici les œuvres des compositeurs les plus marquants : Arno Babadjanian, Aram Khatchaturian, Komitas (de son vrai nom Soghomon Soghomonian) et bien sûr Gérard Gasparian, son propre père (né à Erevan en 1962).
Si ces quatre musiciens sont particulièrement représentatifs de cette vie musicale foisonnante, l’Arménie a produit aussi de nombreux autres artistes fort talentueux comme Eduard Mikajeli Mirzoyan, Tigran Mansourian, Koharik Gazarossian, Alexandre Aroutiounian etc. Si on la compare aux dimensions du pays, cette profusion révèle la place prépondérante de la musique dans la culture arménienne.
La musique arménienne pour piano seul est si rarement enregistrée qu’elle rend ce disque d’autant plus attractif et précieux. Ce répertoire a été essentiellement interprété par des pianistes arméniens comme Mkhitar Gazaryan, Nare Karoyan, Mikael Ayrapetyan etc. Cependant certains grands interprètes non arméniens se sont eux aussi intéressés à cette musique. On pense notamment à la deuxième sonate de Babadjanian par Youri Egorov (Canal Grande), la sonate de Khachaturian par Emil Gilels (Doremi) ou les six danses pour piano de Komitas par Grigory Sokolov, récital génialement filmé en 2002 au Théâtre des Champs Elysées par Bruno Monsaingeon (DVD paru aussi chez Naïve).
La sélection opérée par Jean-Paul Gasparian est des plus pertinentes car elle permet de survoler près d’un siècle de musique « savante » arménienne dans toute sa diversité et sa richesse. Il interprète en effet des œuvres allant des compositions de Komitas écrites en 1906 jusqu’aux œuvres de son père datant des années 1988 et 1989.
Ces musiques aux styles si variés sont pourtant toutes liées par des racines communes profondément ancrées, comme le souligne la photo de la pochette du disque. Elle montre l’interprète assis à une table où sont posées trois grenades. Ce fruit est emblématique de l’Arménie où il est cultivé depuis près de trois mille ans (apporté dit-on par l’Arche de Noé sur le Mont Ararat). La grenade symbolisant la prospérité, la longévité et la fécondité.
Les pièces d’Arno Babadjanian interprétées ici révèlent autant l’inventivité du compositeur que le grand talent du pianiste qu’il était, et qu’Emil Gilels avait qualifié de « Rachmaninov arménien ». Sa musique est particulièrement variée et évocatrice et même si son écriture est parfois complexe, la mélodie n’en demeure pas moins évidente et lumineuse. Ces pièces sont particulièrement caractéristiques de son style. On en retiendra tout particulièrement la magnifique Vagharshapat Dance d’un dynamisme stupéfiant, faisant référence au Yerangi de Komitas (mais dans un style plus exubérant), la Sonate polyphonique en trois mouvements, une œuvre majeure composée en 1947 où le langage moderniste renforce la puissance dramatique de l’ouvrage débutant par un bref et abrupt Prélude au ton sarcastique, suivi par une Fugue extrêmement développée à l’atmosphère tragique et s’achevant par une Toccata particulièrement tendue et haletante où, malgré la profusion de notes et des rythmiques contrastées, la ligne mélodique n’en est jamais altérée. Cet hommage mérité à Babadjanian s’achève avec la tardive et mélancolique Elégie écrite en 1978 à la mort de Khachaturian d’après un chant du poète Sayat-Nova (« Tant que je suis vivant »), dans un style volontairement post-romantique.
Tout comme Arno Babadjanian, Gérard Gasparian fonde ses deux compositions sur des ouvrages du poète et musicien arménien Sayat-Nova (1712-1795) qui, à la manière d’un troubadour, parcourait le Caucase afin d’unifier les différents pays contre l’Empire Perse. Son œuvre écrite dans plusieurs langues régionales a inspiré de nombreux artistes qu’ils soient poètes ou musiciens.
Les deux pièces pour piano composées par Gérard Gasparian sont volubiles, d’une grande variété de ton et particulièrement expressives. Babadjanian n’aurait sans doute pas renié cette magnifique Ballade écrite dans un langage proche du sien et inspirée par le poème de Sayat-Nova « Je ne connais pas ta valeur ». Cette œuvre aux rythmes changeants déploie une polyphonie complexe. Quant au Poème, enregistré ici en première mondiale, il est inspiré par un autre chant : « j’appelle ma bien-aimée ». Il tranche par rapport à l’œuvre précédente par son caractère introverti et méditatif et ses harmonies originales qui rappellent par certains côtés la musique française (son pays d’adoption).
Aram Khachaturian est certainement le plus emblématique des compositeurs « soviétiques » d’origine arménienne. Comme ses confrères Prokofiev, Chostakovitch ou Miaskovsky il eût à pâtir du régime stalinien en sa qualité de compositeur officiel (il a composé l’Hymne de la République socialiste soviétique d’Arménie, en vigueur de 1944 à 1991). Sa musique, violemment critiquée par le Parti Communiste a été jugée comme « formaliste » car elle ne se fondait pas dans le moule du « Réalisme socialiste » prôné par Andreï Jdanov, le sbire de Staline. Comme ses collègues, Khachaturian fut contraint de faire son autocritique au cours des procès des artistes en 1948. Les compositions d’Aram Khachaturian sont inspirées non seulement par les musiques traditionnelles du Caucase mais aussi par toute la musique russe classique apprise et assimilée durant son apprentissage à l’Académie de Musique Gnessine et au Conservatoire de Moscou (où il était l’élève de Miaskovsky).
Compositeur de grand talent Khachaturian est surtout connu pour ses musiques de ballet Spartacus et Gayaneh (qui comporte la fameuse danse du sabre), mais aussi pour ses concertos composés pour divers instruments qui ont été enregistrés alors par les plus éminents interprètes comme Sviatoslav Richter, David Oïstrakh ou encore Mstislav Rostropovitch. Son œuvre pour piano sans être abondante n’en demeure pas moins de grande qualité et la Toccata en est un parfait exemple. Cette pièce virtuose composée en 1932 subjugue toujours le public par sa brillance, sa vigueur (puissants accords martelés) et sa rythmique syncopée aux contretemps omniprésents. Curieusement cette œuvre brillantissime a été relativement peu enregistrée et la découvrir dans l’excellente version de Jean-Paul Gasparian est une véritable aubaine. Rappelons pour mémoire que cette pièce figurait naguère dans un enregistrement de Werner Haas comportant quinze toccatas, ce disque absolument sublime paru en vinyle chez Philips n’a, à ma connaissance, jamais eu les honneurs d’une reparution en CD (honte à eux !).
La pièce d’Aram Khachaturian suivant la Toccata est plus tardive et postérieure à son retour en Arménie suite aux procès staliniens. Il s’agit d’un arrangement pour piano (effectué par Emin Khachaturian, son propre neveu) de l’Adagio de Spartacus et Phrygia (Acte III, Scène 7). Cette pièce méditative est un pur moment de grâce et d’expressivité. On pourrait se demander si Khachaturian s’est identifié au héros romain en rébellion face à un pouvoir particulièrement répressif.
Ce disque s’achève avec les 4 premières danses du compositeur Komitas, le plus ancien musicien figurant sur ce disque. Homme de grande culture, il a été formé à la musique par un élève de Rimski-Korsakov. De son vivant il était déjà une véritable légende dans son pays. Komitas qui est considéré comme le père de la musique arménienne était un personnage aux multiples facettes à la fois prêtre, compositeur, chanteur, chef de chœur, poète, conférencier mais aussi ethnomusicologue. Parcourant le pays de village en village, il recueillera méticuleusement plus de mille deux cents pièces de musiques traditionnelles en tous genres, tout comme Bartok ou Kodaly le firent en Hongrie. Figure emblématique de la culture arménienne, il parcourra l’Europe pour faire connaitre son pays au travers de la musique par de nombreux concerts. Etabli depuis 1910 dans la banlieue de Constantinople, il sera victime du génocide arménien de 1915. Rescapé des geôles turques, il en conservera des séquelles psychiques importantes. Dès lors, il ne composera plus après 1916 et sera plongé dans un mutisme traumatique pendant les vingt dernières années de sa vie. Il mourra en 1935 dans un asile psychiatrique de la banlieue parisienne (et non en 1936 comme indiqué dans le texte de la plaquette, au demeurant excellente et extrêmement informative).
Ces danses composées à Paris en 1906 font véritablement la synthèse entre musique populaire et musique savante. Elles découlent directement de son travail approfondi sur les musiques traditionnelles, leurs rythmes, leurs mélodies et leurs harmonies. Afin d’en révéler la quintessence, Komitas se refuse à tout artifice pianistique, ne retenant que l’esprit de ces musiques. Il leur restitue ainsi leur simplicité originelle et leur puissance suggestive où le langage musical diffère selon la région : La première danse (Yerangi) provenant de la région d’Erevan, la deuxième (Unabi) et la troisième (Marali) provenant de Shusha et la quatrième (Sushiki) est originaire de Vagarshapat. Ces pièces intègrent aussi les rythmes et les sonorités d’instruments à percussions traditionnels tels que le tambourin, le tara où le daira.
Ce disque étant exclusivement consacré à la musique arménienne, les deux dernières danses composées par Komitas, Et-Arach et Shorhor ne pouvaient figurer ici malgré leur qualité puisqu’elles proviennent de la région de Erzurum en Turquie.
On ne peut que louer l’extraordinaire performance de Jean-Paul Gasparian qui joue ces musiques avec naturel et un goût consommé alliant la luminosité et les couleurs de son jeu à une technique pianistique absolument transcendante.
Notes : Son : 9 Livret : 9,5 Répertoire : 10 Interprétation : 9,5
Jean-Noël Régnier