Un album avec orchestre confirme le grand talent de Rita Strohl
Rita Strohl (1865-1941), volume 3 : Symphonie de la forêt ; Mélodies avec orchestre : Les Cygnes, La flûte de Pan, La Momie, La cloche fêlée ; Yajnavalkya, mystère sacré en trois actes : Prélude de l’Acte II. Marie Perbost, soprano ; Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Orchestre national d’Île-de-France, direction Case Scaglione. 2023. Notice en français et en anglais. Textes chantés avec traduction anglaise. 74’. La Boîte à pépites BAP 10.
Le label français La Boîte à pépites s’est donné pour vocation de mettre en lumière des compositrices méconnues. Une dizaine de publications ont mis en lumière jusqu’à ce jour l’art de Charlotte Sohy (1887-1955), créatrice de la Belle Époque, celui de Jeanne Leleu (1898-1979), et, de façon approfondie, la production de Rita Strohl, dont voici le troisième volume, chacun étant sous-titré par les mots « une compositrice de la démesure ». Le 6 décembre 2023, nous avons présenté un premier album, consacré à la musique vocale. Nous y renvoyons le lecteur pour les aspects biographiques, alors longuement commentés. Un deuxième volume est paru au cours de cette année ; il concernait la musique de chambre (trois disques). Cette fois, c’est un nouveau volet de l’inspiration de la compositrice qui est proposé, sa musique avec orchestre. L’abondante notice, qui relate avec force détails, dans une élégante présentation colorée, la carrière de Rita Strohl, mérite largement d’être consultée avant audition.
Ce volume confirme de façon éclatante le talent multiple de cette originaire de Lorient qui apprit la composition avec un Prix de Rome, Adrien Barthe (1828-1898), et laisse un catalogue où l’on trouve aussi des drames lyriques à tendance wagnérienne, pour lesquels il a existé un projet, non abouti, de construction à Bièvres d’un théâtre façon Bayreuth, que son second mari, le maître-verrier René Billa, dit Richard Burgsthal, aurait réalisé. C’est dire si « la démesure » est un terme approprié. Le programme donne une idée de cette tendance lyrique avec le prélude du mystère sacré pour orchestre, solistes et choeurs Yajnavalkya (1907), nom d’un sage hindou qui apparaît dans le plus ancien texte philosophico-religieux des Upanishad. L’ésotérisme que cultivait Rita Strohl trouve ici un champ propice, comme l’indique la notice de Constance Luzzati, avec la profusion de ses motifs qui sont soumis à variations, sont combinés, superposés, dans un contexte où se déploient les cordes, les cuivres et la harpe.
Les quatre mélodies avec orchestre ici présentes sont un témoignage de la vaste culture de Rita Strohl, qui s’inspire de poètes talentueux : Georges Rodenbach et ses admirables Cygnes blancs (1899), Pierre Louÿs et sa Flûte de Pan (1900), Achille Segard pour La Momie et Baudelaire pour La Cloche fêlée, deux pages de 1901. Au tournant du siècle, le symbolisme, la sensualité, une certaine morbidité et le spleen baignent dans une atmosphère lyriquement subtile mais aussi forte, entre transparence et engagement. Le tout est bien servi par les voix de la soprano Marie Perbost (Rodenbach et Louÿs) et de la mezzo Lucile Richardot, toutes deux très à l’aise dans ce répertoire qui incite à une plus ample prospection.
Mais c’est la Symphonie de la forêt qui s’impose ici en priorité, une partition qui date de la même époque que les mélodies et qui fut accueillie par une malveillante critique masculine, qui considérait que l’orchestre était un domaine réservé aux hommes. Même le chef d’orchestre Camille Chevillard, qui en donna une interprétation partielle aux concerts Lamoureux en 1911, émit des réticences, estimant l’œuvre « trop nouvelle », façon polie de la déconsidérer. L’audition d’aujourd’hui rend insupportable cette forme de machisme qui existait alors. Les quatre mouvements révèlent au contraire une personnalité accomplie qui, dans une fresque de près de 45 minutes, créé un univers sylvestre aussi évocateur que mystérieux, inscrit dans une orchestration variée (utilisation symbolique d’instruments comme la flûte, le basson, le cor anglais ou le hautbois). Les titres des quatre parties sont évocateurs (L’Étang, l’Âme en peine, Marche funèbre d’un scarabée, Chasse à l’aurore – Aurore et lever de soleil). Musique programmatique ? Rita Strohl n’a pas laissé d’indication à cet égard, mais la notice apporte des précisions données par l’une des filles de la compositrice, qui tendent à faire de chaque mouvement un petit poème symphonique. On découvre un ensemble ciselé, dans un contexte qui tend vers un impressionnisme pictural, qui éveille dans l’imaginaire de l’auditeur des paysages et des parfums auxquels il peut rêver, nourri par les finesses de l’inspiration qui se traduit, selon la nécessité, par un tapis d’images poétiques agencées avec soin ou par des climax orchestraux dont on apprécie l’agencement. On aimerait pouvoir connaître le pendant symphonique que constitue la Symphonie de la mer que Rita Strohl composa en 1902 pour deux orchestres ou le poème symphonique La Forêt lointaine de la même époque, qui fut prolifique pour la créatrice.
Dirigé par l’Américain Case Scaglione, qui est son directeur musical et son chef principal depuis 2019, l’Orchestre d’Île-de-France, créé en 1974, fait merveille : il signe, sous cette baguette attentive, une prestation de haut vol, en particulier dans la Symphonie de la forêt, qui prend ici la dimension qu’elle mérite. La reconnaissance définitive de Rita Strohl est en marche.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix