Quand Liszt célèbre Schiller, Goethe et Dante

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Franz LISZT (1811-1886) : Künstlerfestzug zur Schillerfeier, S. 114 ; Tasso, Lamento e Trionfo, S. 96 ; Symphonie-Dante, S. 109. Damen des Opernchores des Deustchen Nationaltheaters Weimar, Knabenchor der Jenaer Philharmonie, Staatskapelle Weimar, sous la direction de Kirill Karabits. 2020. Livret en allemand et en anglais. 79.02. Audite 97.760.

Après un CD très réussi, déjà pour Audite, consacré à Sardanapalo et Mazeppa, la Staatskapelle de Weimar poursuit son exploration du répertoire symphonique de Liszt sous la direction de Kirill Karabits avec trois partitions, dont un premier enregistrement mondial. Il s’agit d’une page écrite en 1859 à l’occasion de la célébration des cent ans de la naissance de Schiller, décédé à Weimar en 1805. Ce n’est pas la seule œuvre de Liszt dont l’origine trouve sa source chez ce grand poète. Le compositeur avait commencé à la travailler deux ans auparavant lorsque la statue en hommage aux deux figures légendaires, Goethe et Schiller, avait été inaugurée. Jouée pour la première fois le 9 novembre 1859, la Künstlerfestzug, au caractère héroïque et solennel, reprend des thèmes du poème symphonique Les Idéaux et de la cantate An die Künstler, déjà inspirés par la personnalité et les écrits de Schiller. On notera qu’un thème « dolce espressivo » est entamé par le cor avant d’être repris par les cordes et la harpe et puis intégré à tout l’orchestre. Ce premier enregistrement mondial de près de onze minutes vient s’ajouter aux autres pages orchestrales de Liszt au sein desquelles la grandeur et la noblesse sont au premier rang.

Avec le poème symphonique Tasso, Lamento e Trionfo, nous entrons dans un univers à l’intention similaire, puisque cette fois c’est le centenaire de la naissance de Goethe qui est célébré, sous la forme d’une introduction au drame du même nom. Quoique créée en 1849, la partition sera révisée à plusieurs reprises pour aboutir à une forme définitive cinq ans plus tard, et jouée à Weimar le 19 avril 1854. Tasso est sans doute l’une des pages symphoniques les plus réussies de Liszt, d’une profonde expressivité et d’une hauteur de vue qui frappent l’auditeur. Découpée en deux parties, elle décrit le destin du poète Torquato Tasso (1544-1595), auteur du poème épique Jérusalem délivrée et follement amoureux à Ferrare de la sœur du duc d’Este. L’isolement et la douleur de l’impossible relation, d’ailleurs contestée (Lamento), précèdent la reconnaissance du génie lyrique de l’écrivain (Trionfo). Très cultivé, Liszt savait aussi comment Byron avait magnifié Tasso en lui vouant une touchante compassion. L’œuvre est le reflet des états d’âme de ce poète du XVIe siècle, de sa faiblesse psychique et de l’évolution de son monde intérieur. Le chant plaintif de la première partie au cours de laquelle les cordes forment un tapis d’accablement se transforme peu à peu en un long crescendo qui éclate, avec l’appui d’une orchestration cuivrée, en un hymne de victoire et avec tout l’éclat requis par le triomphe du poète. C’est une page très exaltante.

Liszt savait choisir ses références : la Divine Comédie et son auteur étaient un passage obligé. Il écrivit sur le sujet une Symphonie-Dante grandiose, achevée en 1856, à l’effectif instrumental impressionnant : en plus des cordes, on note la présence de 3 flûtes, 3 hautbois, 3 clarinettes, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, 2 harpes, timbales, cymbales, grosse caisse, tamtam, et harmonium. Liszt a voulu demeurer proche par l’esprit du contenu symbolique du poème de Dante, y compris les allusions textuelles. La première partie de la symphonie, Inferno, est empreinte de gravité. L’abandon de tout espoir lorsque les défunts entrent dans « la cité des douleurs » est l’affaire des cuivres et des cordes graves après le lento initial. Peu à peu, les contrastes vont révéler un caractère fantastique avec des progressions dynamiques contrastées, Liszt n’hésitant pas à surligner la souffrance par des effets de timbales qui succèdent à des plages de désespoir. La deuxième partie, Purgatorio, est consacrée à la repentance et à l’aspiration au salut. Ici, la place la plus large est faite à la réflexion et au lyrisme que l’on peut qualifier de religieux, dans un contexte quasi mystique dans lequel Liszt laisse s’épanouir le sentiment de repentir. Sans transition apparaît le chant du Magnificat final, sorte d’illumination pour les âmes en pleine phase de louanges extatiques et rayonnantes ; les paroles des chœurs s’élèvent jusqu’à l’apaisement final, signe de sereine acceptation. C’est à Richard Wagner que Liszt a dédié cette partition magistrale, donnée en première audition à Dresde le 7 novembre 1857.

Voilà un programme d’une grande cohérence tant au niveau de la chronologie de l’écriture que des ambiances qui l’entourent. Kirill Karabits, chef né à Kiev en 1976, a déjà signé quelques CD remarqués (Prokofiev, Rachmaninov, Bloch, Richard Strauss…). Il se révèle un interprète à la fois racé et passionné, emmenant la Staatskapelle de Weimar vers des élans de puissance ou de transparence construits avec netteté et équilibre, sans appuyer les traits. Il faut désormais considérer ce CD comme une référence moderne pour ces pages inspirées de Liszt. L’enregistrement a été effectué en deux fois, avec la même ardeur : en août 2018 pour la Dante et en avril 2019 pour les deux autres partitions.

Son : 9.  Livret : 9.  Répertoire : 9.  Interprétation : 10

Jean Lacroix   

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