L’éternelle jeunesse du Fine Arts Quartet
Les jeunes quatuors en quête de notoriété abordent Beethoven avec les Razumovsky, Bartok et Chostakovitch avec leurs derniers chefs-d’oeuvre. A l’inverse, le Fine Arts Quartet, l’un des très grands du 20e siècle encore en activité, nous propose ce soir trois œuvres de jeunesse, que l’on entend rarement au concert. Une grande tournée internationale l’a conduit à Dijon, où il n’était pas réapparu depuis 2011 (fabuleux concert avec Menahem Pressler). Comment, du reste, ne pas faire le parallèle entre le regretté Beaux Arts Trio de ce dernier et notre quatuor ? La ressemblance ne s’arrête pas aux titres. Les deux formations ont en partage la longévité -nées aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale- l’abondance des concerts et des enregistrements, le répertoire illustré, et, surtout, l’appartenance au panthéon des interprètes.
En première partie, le programme associe deux œuvres insouciantes, heureuses, d’une jeunesse manifeste. Beethoven tout d’abord avec le Quatuor en sol majeur opus 18 n°2 écrit au tournant du siècle, œuvre souriante sur laquelle plane l’ombre de Haydn. Entre le style galant, aux traits cocasses, et quelques rares rêveries ou effusions romantiques, c’est un Beethoven encore mal dégrossi. La perfection souveraine du Fine Arts Quartet, tout en ne sacrifiant jamais l’énergie juvénile, la fraîcheur, gomme les aspects un peu frustes, lourdauds du jeune Beethoven pour une élégance aristocratique. Le premier mouvement, vigoureux, tonique, l’adagio cantabile et son allegro surprenant, si magistralement joués soient-il, paraissent toujours un tantinet prétentieux et artificiels. Heureusement, le scherzo virevoltant, savoureux, nous réconcilie avec ce jeune Beethoven. Quant au finale, où s’affirme davantage la vraie nature du compositeur, son bonheur simple relève de l’évidence. La traduction qu’en donnent les musiciens du quatuor est d’une qualité exceptionnelle, avec un art de ménager les attentes, de suspendre le discours pour renouveler les expressions et structurer l’architecture.
On percevait Haydn à travers Beethoven. Le premier quatuor de Chostakovitch est aussi sage, sinon traditionnel. On en retiendra particulièrement le second moderato, teinté d’émotion, avec l’ostinato de l’alto, les pizzicatti du violoncelle, le solo du premier violon, l’écriture aérée faisant la part belle aux duos. Frémissant, l’allegro suivant, sorte de scherzo, renvoie à Haydn et à Mozart, tout en reprenant le scherzo de la 5e symphonie, achevée de peu. Quant au dernier mouvement, primesautier, exquis, léger, c’est la sérénité souriante qu’il traduit à travers le jeu animé du premier violon.
Œuvre ambitieuse par ses proportions comme par son écriture, le premier quatuor de Tchaïkovsky s’inscrit dans la démarche générale du compositeur, au croisement des musiques russe et germanique : les thèmes sont empruntés fréquemment au patrimoine national, mais leur traitement relève des traditions occidentales. Les halètements syncopés du début, la plénitude, la sensibilité élégiaque s’inscrivent dans l’héritage schubertien, jusqu’à l’allegro giusto qui le conclut, endiablé. Le célèbre andante cantabile est un régal : simplicité de l’écriture, invention harmonique et métrique, pour une émotion vraie. Comment résister à la séduction de la partie centrale, avec l'ostinato du violoncelle ? La rythmique du bref scherzo nous emporte, robuste, très slave. Sous son caractère jovial, le finale, très virtuose, est de la plus belle facture : déjà du très grand Tchaïkovsky, servi magistralement.
Pour avoir écouté en leur temps les plus illustres des quatuors « historiques » (Hongrois, Talich, Vegh, Juilliard, Budapest, Alban Berg etc.), on pourrait être blasé, encombré de références. Or on quitte la salle transporté dans ce monde idéal, où la fusion des instrumentistes fait oublier leur individualité, avec toutes les qualités imaginables de précision, de phrasé, de couleur, conférant la vie à chaque note, à chaque rythme. La maturité qui a conservé la jeunesse, la perfection. Deux généreux et amples bis, Rachmaninov, puis le finale de la Grande fugue, op. 133 de Beethoven, vont combler le très nombreux public, enthousiaste comme rarement. Une soirée qui restera gravée dans les mémoires.
Dijon, Auditorium, le 16 janvier 2020
Yvan Beuvard
Crédits photographiques : Yvan Beuvard