Rachmaninov, premier album en solo d’Alberto Ferro : un coup de maître

par

Serge RACHMANINOV (1873-1943) : Etudes-Tableaux op. 33 et op. 39. Alberto Ferro, piano. 2020 Livret en français, en anglais et en allemand. 60.59. Muso mu-036.

A 19 ans, Alberto Ferro était lauréat du Concours Busoni ; l’année suivante, en 2016, il était classé sixième du Concours Reine Elisabeth et se voyait gratifié du Prix du Public Musiq3. En 2017, il remettait le couvert en remportant à Bonn le Prix International Telekom Beethoven, assorti cette fois encore du Prix du Public. Son premier récital, que nous découvrons avec un plaisir non dissimulé, est dédié à Rachmaninov et à ses Etudes-Tableaux. Pour rappel, lors de ses prestations au Reine Elisabeth 2016, Alberto Ferro avait joué en finale le Concerto n°1 du même Rachmaninov, après le Concerto n° 21 de Mozart en demi-finale. Après le concours, un CD à tirage limité publié conjointement par le Concours et BNB Paribas Fortis nous rendait ces très belles versions, auxquelles venaient s’ajouter la Rhapsodie hongroise n° 12 de Liszt, jouée aussi lors de la compétition. Un CD que nous avons thésaurisé, le pianiste nous ayant vraiment ébloui, dans l’attente d’un premier CD « officiel ». Le voici donc, et c’est une totale réussite.

Rachmaninov ? Cela n’a rien d’étonnant, car, ainsi que le rappelle Michel Stockhem dans la notice qu’il a signée dans l’édition « confidentielle » évoquée ci-avant et pour le présent CD, Alberto Ferro, né en 1996, a étudié à l’Accademia Pianistica Siciliane de Catane avec Epifanio Comis « nourri de culture musicale russe - il partage avec Vladimir Ashkenazy et Valery Gergiev l’honneur de s’être vu attribuer le Sergei Rachmaninov International Award à Moscou) ». Du maître à l’élève, il n’y a eu qu’un pas pour la transmission de la compréhension intime de l’univers de Rachmaninov. Pour se faire plaisir, le signataire de ces lignes a réécouté avec ravissement la version du Concerto n° 1 jouée en public au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles le 27 mai 2016, et il a retrouvé, comme à l’époque, la même sensation d’être en présence d’un pianiste pour lequel l’univers de Rachmaninov est déjà maîtrisé, avec cette touche virtuose et cette inventivité aérienne qui ne manquent pas de profondeur. Alors, que dire de ces Etudes-Tableaux auditionnés dans la foulée et de la fascination exercée d’emblée par la beauté du Fazioli de concert Grand F 278 enregistré dans l’Auditorium de Sacile, dans la province de Pordenone, en région Frioul Vénétie Julienne, du 5 au 7 mars 2019 ? Cette salle de deux cents places, qui existe depuis 2004, est un modèle d’acoustique en raison de ses structures en bois et d’un matériel phono-absorbant particulièrement soigné ; dans cet espace privilégié, Alberto Ferro laisse son jeu s’épanouir et se déployer avec une clarté limpide, une dynamique sonore et des couleurs réglées impeccablement. Comme, en plus, il ne fait qu’un usage très modéré de la pédale, il met en évidence le grain de cet instrument de luxe qui est un vrai bonheur pour l’oreille.

Les Etudes-Tableaux, donc, qui datent respectivement de 1911 pour l’opus 33 et de 1916-17 pour l’opus 39. Redoutable choix pour un premier récital, car non seulement ces pages présentent de grandes difficultés techniques, ce que ne cache pas le terme « études », mais le mot « tableaux » qui lui est accolé suggère une dimension picturale qui exige à la fois une palette capable de contrastes, et aussi une portée lyrique et ryhmique qui puisse mettre en évidence les propos du compositeur à travers chacune des pièces. Alberto Ferro est de bout en bout convaincant, inspiré et attaché à souligner la virtuosité tout autant que les aspects dramatiques, les envolées volubiles ou les accents spirituels. Ainsi, dans l’opus 33, il cisèle avec intelligence les frémissements du n°2 Allegro tout autant que les effets de carillon du n° 4 Moderato, la joie solaire de l’Allegro con fuoco du n°6, que le compositeur qualifia un jour de « fête foraine », ou la tristesse méditative du n°7 Moderato. Fasciné par le grain sonore du Fazioli, on se surprend même à congratuler en pensée -confinement oblige- les professionnels qui ont si bien préparé ce majestueux instrument. D’autant que Ferro prolonge l’envoûtement dans l’opus 39, qu’il s’agisse de la mélodie poignante du Lento assai n°2, de la rhétorique éloquente du n° 4 Allegro assai qui ouvre sur le n° 5, cet Appassionato si célèbre qui n’est pas sans rappeler Chopin. Jusqu’à l’Allegro moderato final en forme de marche, on se laisse submerger par les émotions, les moments touchants ou pathétiques, ou même la férocité que l’on découvre parfois. Et l’on se souvient alors, ce que Michel Stockhem rappelle avec opportunité dans sa notice, qu’en cette année 1917, Rachmaninov est encore sous le coup des deuils récents de son père, de Scriabine et de Taneiev, et que bientôt les événements tragiques qui frappent la Russie vont signifier pour lui l’exil et le déracinement.

Alberto Ferro semble avoir pris en compte tout ce qui se cache derrière la partition et se l’être approprié. Lorsqu’il sculpte le son (cette dimension-là a aussi une analogie avec le côté pictural), il le fait sans forcer l’expressivité, sans grandiloquence, mais avec cette conscience de la nécessité de laisser toute sa place au compositeur. C’est cela aussi la marque d’un artiste de talent. Face à une telle réussite pour un premier CD, on s’incline. Dans l’attente d’un autre cadeau musical que, désormais, Alberto Ferro a le devoir de nous offrir…

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

 

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