Taïga et Utah : réédition audiophile des Grieg de Maurice Abravanel [2/2]

par

Edvard Grieg (1843-1907) : Concerto pour piano, en la mineur Op. 16. En Automne, Op. 11. Variations sur un vieil air norvégien Op. 51. Soirée dans les montagnes ; Auprès du berceau [Pièces lyriques, Op. 68 no 4-5]. Maurice Abravanel, Orchestre symphonique de l’Utah. Grant Johannesen, piano. Février, mars, mai 1975, rééd. 2024. Livret en anglais. 67’32’’. VOX-NX-3040.

Edvard Grieg (1843-1907) : Peer Gynt, Suites no 1 Op. 46, no 2 Op. 55. Au Temps de Holberg, suite pour cordes Op. 40. Danses norvégiennes Op. 35. Jour de noces à Troldhaugen [Pièces lyriques, Op. 65 no 6]. Maurice Abravanel, Orchestre symphonique de l’Utah. Février, mars, mai 1975, rééd. 2024. Livret en anglais. 68’23’’. VOX-NX-3039.

Le label Naxos a entrepris l’opportune réédition des témoignages que Maurice Abravanel consacra à Grieg pour Vox, un des versants les plus intéressants de son large héritage discographique. En 1992, ce label avait publié un double-album qui s’en tenait aux célèbres pages orchestrales. La présente parution se justifie par une plus-value audiophile : un transfert revendiqué haute définition à partir des master tapes, initialement réalisés sous la production de Marc Aubort et Joanna Nickrenz d'Elite Recordings. Les collectionneurs anglophones apprécieront de retrouver dans le livret la notice très détaillée qui accompagnait originellement les vinyles. Nous avions déjà vanté un premier CD regroupant trois extraits de Sigurd Jorsalfar et les Danses symphoniques. Les deux volumes consécutifs sont chacun tirés par une locomotive : Peer Gynt et le concerto que le maestro de Salonique avait déjà précédemment enregistrés (avec Reid Nibley au piano), à l’orée des années 1960 chez Westminster. Même à considérer la vaste discographie de ces deux mamelles du répertoire scandinave, la contribution d’Abravanel se situe toujours dans le haut du panier.

Grant Johannesen (1921-2005), on se rappelle son apostolat pour la musique française ; non seulement Chopin, mais aussi Emmanuel Chabrier, Vincent d’Indy, Ernest Chausson, Déodat de Séverac, Érik Satie, Gabriel Fauré, Francis Poulenc, Darius Milhaud, dont maintes raretés servies avec tact et recherche. De Grieg, il avait déjà gravé une sélection de Pièces lyriques (Vox, 1952) et le Concerto avec Walter Goehr à Hilversum (Concert Hall). On devine la connivence de ce pianiste originaire de Salt Lake City avec la phalange de son État natal. Il tire son épingle du jeu par un ton allusif et agile qui ne force pas les nuances. On trouvera des alternatives plus ouvertement romantiques et passionnées (à l’instar de son compatriote Julius Katchen chez Decca), peu d’aussi noblement intériorisées (cadenza de l’Allegro molto moderato). On souscrit volontiers à ce constat de David Dubal (The Art of the piano, Amadeus Press, 2004, p. 189) : ses « lectures patriciennes et sans ostentation requièrent un public sophistiqué ». Abravanel s’accorde à la souplesse de ces univers tendrement dessinés, notamment dans un Adagio qui passe comme un rêve. Avant un Finale où le soliste américain, ennemi d’un vain étalage de brio, profite d’une atmosphère particulièrement fervente, que le maestro élabore avec une rare conscience poétique. Cette science du dialogue et du style partagés mérite l’éloge. 

Jamais insistante ni pompeuse dans la musique de scène popularisée par les deux Suites de Peer Gynt, la baguette esquisse des textures fines et suggestives, sans trahir l’expressivité des pages poignantes (Mort d’Ase, Chanson de Solveig). Les intuitions se révèlent fidèles à l’acide conte d’Ibsen et aux contextes dramatiques. On notera par exemple l’énoncé initial particulièrement véloce d’Au Matin, nous rappelant que le soleil se lève non sur un morne paysage du septentrion mais sur des horizons marocains chauffés à blanc. La Danse arabe croustille, claque comme il faut, à l’instar du geste dru et crépitant d’un Raymond Leppard (Philips, 1976). Pour l’antre du Roi des montagnes, ses gnomes, ses trolls sarcastiques, le chef aiguise le ton persifleur et hostile qui convient, dans la lignée d’un Antal Dorati à Vienne (Philips, 1958). 

On retrouve un art de direction tant raffiné que signifiant dans les quatre Danses norvégiennes, et les Variations sur un vieil air norvégien qui comptent parmi les versions de référence. On y admirera la discipline d’un orchestre qui, s’il n’a jamais été considéré comme une phalange d’élite, cisèle chaque phrase avec un soin constant et une authentique séduction de timbres. On retrouve cette délicatesse dans l’imagerie de deux des Pièces lyriques (Soirée dans les montagnes ; Auprès du berceau). On salue ailleurs l’artisanat rythmique, de l’animation méticuleusement ouvragée d’En Automne à la démonstration de verve (Jour de noces à Troldhaugen).

Seule bénigne réserve pour la veine néobaroque d’Au Temps de Holberg où dans l’Air ou la Sarabande les archets de l’Utah ne menacent guère l’élégance de l’Academy d’un Neville Marriner (Argo, plus caractérisé, ou Philips, plus soyeux), ni ne sauraient rivaliser avec la parure d’un Karajan et ses somptueuses cordes berlinoises (DG, février 1981). Pour autant, Abravanel réussit un fier canevas dans le Prélude et le Rigaudon (mené par un espiègle violoniste) qui ne manquent pas d’alacrité.

Christophe Steyne

Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9-10

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.