Fin de la réédition audiophile du Tchaïkovsky épuré d’Abravanel, -un Manfred vu d’en-haut
Piotr Ilitch Tchaïkovsky (1840-1893) : Manfred, symphonie en quatre tableaux d’après le poème dramatique de Byron, Op. 58 ; Marche slave Op. 31. Maurice Abravanel, Orchestre symphonique de l’Utah. 1974, rééd. 2023. Livret en anglais. TT. 62’26. VOX-NX-3025CD.
En six albums, le label Naxos vient de rééditer le valeureux corpus orchestral tchaïkovskien initialement réalisé sous la production de Marc Aubort et Joanna Nickrenz, d'Elite Recordings, et publié voilà un demi-siècle. Notre article au sujet des trois premières symphonies rappelait quelques repères biographiques sur ce chef né à Salonique, dont la carrière s’associa à l’Orchestre de l’Utah pendant plus de trois décennies (1947-1979). Son enregistrement de la symphonie no 4, mais aussi de la no 5 et de la Pathétique, révélait encore une approche épurée, sans débordement affectif. Dans une veine parente de Pierre Monteux, Igor Markevitch ou Bernard Haitink, Maurice Abravanel témoignait d’une troisième voie entre les pôles germaniques et slavisants : tact, clarté des exposés, et refus des outrances.
La plupart des maestros qui gravèrent l’ensemble de symphonies numérotées négligèrent Manfred, ainsi Antal Dorati, Leonard Bernstein, Zubin Mehta, Claudio Abbado, Herbert von Karajan… Peut-être dissuadés par les hésitations d’un compositeur qui fut un juge sévère de son propre génie ! D’abord peu motivé à se saisir de l’idée que lui avait suggérée son confrère Mili Balakirev, Tchaïkovsky s’enthousiasma bientôt pour le projet, et reconnut en 1885 l’œuvre parmi ses meilleures créations… avant de la reconsidérer comme exécrable trois ans plus tard (lettre du 21 septembre 1888 au grand-duc Constantin Romanov). Toutefois, la première partie, qui décrit les états d’âme du héros, conservait grâce à ses yeux. Conscients de la valeur de ces quatre tableaux inspirés par Lord Byron, d’autres maestros l’enregistrèrent en délaissant certaines des six symphonies (Arturo Toscanini, Paul Kletzki, Constantin Silvestri, Eugene Goossens, Youri Ahronovitch, André Prévin, Vladimir Ashkenazy…). D’autres annexèrent Manfred à leur intégrale (Igor Markevitch, Eugene Ormandy, Lorin Maazel, Riccardo Muti, Bernard Haitink, Ievgueni Svetlanov, Mstislav Rostropovitch, Mikhail Pletnev) : Abravanel fait partie de ceux-là.
Ravi par la docile exécution qu’en donnait l’orchestre de Moscou, Tchaïkovsky se demandait si les exigences virtuoses de son Manfred permettraient de lui ouvrir de nombreuses salles de concert. Quand Abravanel prit la direction de l'orchestre de l'Utah, les musiciens pouvaient à peine jouer correctement l’Eroica de Beethoven, se souvenait-il en 1977 dans le New York Times. Même si la phalange de Salt Lake City ne rivalisa guère avec le prestige et l'excellence des « Big Five », la patiente collaboration avec son mentor put atteindre une enviable discipline. À ce titre, on ne déplore aucune carence de cohésion dans cette interprétation de l’opus 58, même si les scintillements du Vivace con spirito (illustrant l’apparition d’une fée alpestre dans le ruissellement d’une cascade) furent cernés avec davantage d’acuité par d’autres baguettes qui saisirent mieux l’effervescent substrat d’instrumentation berliozienne (le Scherzo de la Reine Mab comme évident modèle).
Pour l’Andante con moto, le hautboïste ne présente pas un timbre des plus flatteurs, mais cette sincérité convient aux humeurs agrestes de cette scène rustique, qu’Abravanel anime sans relâche, sur un tempo très actif. Une évocation simple et efficace, lissée dans des teintes satinées, qui relève d’une peinture assez innocente, plus proche des campagnes de John Constable que des paysages lourds de sens d’un Caspar David Friedrich (1774-1840). On observe semblable tentation de la litote dans le premier volet, qui ne creuse pas le relief tel que le peignit John Martin (1789-1854) dans sa toile anguleuse et ravinée de Manfred sur la Jungfrau. Abravanel brosse les deux thèmes (celui du héros, celui d’Astarté qu’il a anéantie) dans une trame orchestrale qui reste lisible et transparente, sans exagérer les déferlements de fatum ni les oppositions symboliques. Face à cette exploration dépassionnée, objectivante, on se plaît à imaginer la fièvre dramatique qu’auraient certainement inculquée un Antal Dorati, un Dimitri Mitropoulos, un Leonard Bernstein. Toutefois, le romantisme de velours défendu par Abravanel ne manque pas de charmer, et l’on doit avouer que la conclusion de ce premier tableau ne manque pas de grandeur sous sa conduite intériorisée, sans verser dans l’édulcoration d’un Eugene Ormandy (RCA) ou d’un Paul Kletzki avec le Philharmonia.
On doit aussi concéder que l’orchestre américain ne ménage pas sa flamme pour attiser les orgies de l’Allegro con fuoco, dans l’antre souterraine d’Arimane, le seigneur des esprits. Dans ce pandémonium, on ne peut que louer la diligence et la suggestivité que conjoint Abravanel, qui s’inscrit parmi les lectures les plus sulfureuses (Markevitch, Muti…) sans renier la finesse de sa conception toujours très maitrisée intellectuellement. Une coda au long souffle, amenée par des cordes dignes et dolentes, parachève une démonstration où le tragique s’inocule sans se galvauder. Globalement : pas la plus fantasmatique des lectures, mais la hauteur de vues convainc sans réserve. Le remastering aura délivré une image sonore particulièrement nette et propre des bandes originales, même si la physionomie semble un peu condensée pour restituer toute la dynamique d’une partition, qui s’étage du ppppp au ffff.
Remarque d’ordre esthétique : en complément de Manfred, le pathos et les visions infernales de Francesca da Rimini (rééditée avec la Symphonie no 3) auraient mieux convenu que la Marche slave : le label aurait été bien avisé de permuter les deux opus au sein des albums respectifs. En tout cas, ce pompeux morceau de bravoure se satisfait d’une poigne rudimentaire. Cette prestation ne retrouve pas l’inimitable et écrasant panache d’un Fritz Reiner à Chicago (RCA) mais Abravanel, judicieusement, n’y cherche pas midi à quatorze heures, et obtient de ses pupitres une verve bon enfant, qui échappe au monolithisme, variant les rythmes à loisir et dardant une parade qu’on ne saurait plus reluisante. Un brio qui ne dépare pas ce très désirable enregistrement des sept symphonies, stylistiquement châtié mais juste, ouvrant un regard à la fois analytique et éloquent sur l’orchestration tchaïkovskienne, et sur son cosmos expressif impeccablement domestiqué par Abravanel. Une tête froide qui sait où elle doit aller et emprunte les plus intelligents chemins, ceux de la structure et du nerf.
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 9 à 10 – Interprétation : 9