Rencontre entre le consort élisabéthain et le chant traditionnel indien

par

Dhrupad fantasia. Œuvres de Tobias Hume (1579-1645), William Whytbroke (1501-1569), Robert Parsons (1535-1571), Jacob van Eyck (c1589-1657), John Dowland (1563-1626), Elway Bevin (c1554-1638), Uday Bhawalkar (1966*), arrangements de Romina Lischka (1982*). Uday Bhawalkar, voix, tanpura. Hathor Consort. Anne Freitag, flûte traversière. Liam Fennelly, viole alto. Thomas Baeté, basse de viole. Pratap Awad, pakhawaj. Romina Lischka, basse de viole, voix. Mars 2020. Livret en anglais, français. TT 78’09. Fuga Libera FUG 783

Le dhrupad est une forme de chant traditionnel pratiqué en Inde, développée au XVIe siècle, transmise oralement de génération en génération, et qui s’est démocratisée dans les années 1970. Issue de la pratique du répertoire ancien occidental, Romina Lischka s’est initiée à cette école, auprès de la filiation Dagar. Depuis une dizaine d’années, peu après sa rencontre avec Uday Bhawalkar à Pune en 2009, elle a mûri un projet de métissage. Ce disque est le fruit de cette lente gestation : « j’ai pu établir un lien entre la musique de consort anglaise de l’époque d’Elizabeth Ière et la tradition du dhrupad de l’époque d’Akbar Ier, qui régna à peu près au même moment », à une ère de transition de la Renaissance en Europe. Le creuset pose question. Esthétiquement, la concomitance historique justifie-t-elle le maillage entre ces deux lointains univers, pas seulement éloignés par la géographie ? Le rapprochement avec les audaces de l’Ars subtilior ou la microtonalité expérimentée par le Baroque romain ne serait-il autrement pertinent ? Harmoniquement : épineux mariage entre la modalité et la tonalité. Performativement : délicat équilibrage entre inspiration de l’instant et codification.

Voici en tout cas un récital où le raga s’entremêle à la polyphonie du viol consort, structuré en trois parties épousant le cycle circadien : matin, après-midi, nuit. Certaines séquences sont improvisées, d’autres pré-écrites, toutes sont arrangées au sein d’un paysage où s’abolissent les frontières entre l’est et l’ouest, entre la création pure et l’appropriation recréatrice. À l’instar du Raga Kirvani associé au célèbre Greensleeves. Non seulement la grave voix de la basse de viole épaule la nasillarde tanpura à l’appui du chant hindou, mais l’on constate dès la Lamentation de Tobias Hume, agrémentée d’une flûte à bec, que les effectifs originellement conçus par les compositeurs britanniques sont eux aussi librement accommodés. Se garderait-on donc de disséquer cet écheveau de dialogue interculturel, pour mieux se laisser désorienter et envahir par ce concept croisé ?

La greffe ne convainc pas toujours, intrinsèquement ou dans ses enchainements. L’élaboration sur In nomine peut s’estimer trop patchwork, surtout pour un genre contrapuntique aussi sérieux. La parenthèse instrumentale du When Daphne from fair Pheobus did fly de Van Eyck, et du King of Denmark de Dowland rompent les sortilèges des deux plages (6 et 9) qu’ils divertissent. Réciproquement, le raga Gaud Sarang qui tressaute après Nutmegs & Ginger semble incongru. Les contributions les plus marquantes du Hathor Consort, les moments les plus prenants (voire authentiques) sont ceux qui relèvent directement du dhrupad où l’on succombe à la voix d’Uday Bhawalkar, un dépositaire aussi éminent qu’aguerri (sa discographie comptait déjà un enregistrement au Queen’s Hall en 1995) : la progression Alap, Jod et Jhala, et l’entêtant bandish Gyan mad mate. Un crossover que nous trouvons donc particulièrement réussi sous son versant indien, alimenté par des vocalités enivrantes et quelques rythmes addictifs (plage 12, par exemple). Saluons à cet égard l’épatant percussionniste, Pratap Awad. 

Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire & Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.