Résurrection, trois cents ans après, de la Sémiramis de l’ex-mousquetaire André Cardinal Destouches

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André Cardinal Destouches (1672-1749) : Sémiramis, tragédie lyrique en cinq actes. Eléonore Pancrazi (Sémiramis), Emmanuelle De Negri (Amestris), Mathias Vidal (Arsane), Thibault de Damas (Zoroastre), David Witczak (L’Oracle/L’Ordonnateur des jeux funèbres), Judith Fa (Une Babylonienne/Une Prêtresse), Clément Debieuvre (Un Babylonien/Un Génie) ; Chœur du Concert Spirituel ; Les Ombres, direction Sylvain Sartre. 2020. Notice en français, en anglais et en allemand. Livret en français avec traduction anglaise. 127.38. Un album de deux CD Château de Versailles CVS038.

Une carrière dans les armes, même de courte durée, peut-elle conduire à la composition ? André Cardinal, dit Destouches, est l’exemple probant d’une reconversion réussie. Ce fils de marchand, né et mort à Paris, est élève chez les Jésuites et déjà tenté par l’aventure au seuil de l’adolescence. Avec l’un de ses professeurs qui est missionnaire, il accomplit en 1686 un voyage de deux ans au Siam. A son retour, il entre dans la prestigieuse compagnie des mousquetaires du roi. Mais il se rend compte que son destin est ailleurs. Attiré par la musique, il démissionne après quatre ans et devient l’élève d’André Campra, alors maître de chapelle à Notre-Dame de Paris ; son maître lui fait l’honneur de le laisser composer trois airs pour son Europe galante de 1697. Peu après, Destouches signe sa première production personnelle à l’occasion du mariage du dauphin : une pastorale, Issé, qui a l’heur de plaire à Louis XIV. Destouches s’inscrit dans la lignée de Lully, ce qui lui procure la faveur royale. Jusqu’à l’avènement de Louis XV, il va écrire une douzaine d’opéras à succès. Sa Cqllirhoé de 1712 marque le début de sa collaboration avec le poète et librettiste Pierre-Charles Roy (1683-1764), qui écrira aussi pour Jean-Joseph Mouret ou François Francoeur. A cette époque, Destouches ressent la nécessité de se démarquer de l’héritage lulliste qui a dominé le règne de Louis XIV. Il devient surintendant de la musique en 1718, tâche partagée avec Richard Delalande ; cette même année, Destouches compose Sémiramis, une tragédie lyrique en cinq actes, œuvre violente et passionnée qui diffère de l’esprit léger alors en vigueur. Plus tard, Destouches deviendra maître de la musique de la chambre du roi, puis directeur de l’Opéra, et organisera pour la reine Marie Leczinska, auprès de laquelle il est en grâce, des soirées musicales très appréciées. 

La notice l’album précise que, pour la première fois depuis 1718, Sémiramis est ressuscitée à partir de la partition complète manuscrite et de la réduction imprimée. Quelque peu négligé, Destouches a suscité récemment un regain d’intérêt à travers des gravures réalisées par Hervé Niquet ou l’ensemble Les Surprises. De son côté, Les Ombres, fondées en 2008 et codirigées par la violiste Margaux Blanchard et le flûtiste Sylvain Sartre, ont redécouvert la cantate Sémélé en 2015 (chez Mirare), avant d’entreprendre le vaste projet de Sémiramis, proposé en première discographique dans le cadre d’un enregistrement effectué à l’Opéra de Versailles le 4 mars 2020. Nous ne développerons pas en détails le synopsis, très bien résumé juste avant le livret de Pierre-Charles Roy. Il est cependant utile de savoir que l’action est centrée sur quatre personnages principaux, dont la figure centrale est la reine de Babylone, Sémiramis. Celle-ci prépare son mariage avec Arsane, guerrier aux origines incertaines qu’elle veut mettre à ses côtés sur le trône alors qu’elle est promise au mage Zoroastre. Dans le même temps, elle ne cesse de déplorer le sacrifice de son fils auquel elle a dû consentir à sa naissance, tout en préparant la prise de voile de sa nièce Amestris. Mais Arsane est amoureux d’elle. On imagine la suite, entre intrigues diverses, accusations de complot, imploration des dieux qui se manifestent par leur colère et demandent qu’Amestris leur soit sacrifiée. Coup de théâtre final : Sémiramis apprend que le fils qu’elle croyait mort est Arsane ; celui-ci sauve Amestris mais tue involontairement la reine avant de découvrir qu’elle est sa mère. En expirant, Sémiramis confie son royaume au jeune couple. Cette intrigue pathétique aux rebondissements multiples est au cœur d’un livret complexe qui aborde des thèmes universels, comme la passion et la trahison amoureuses, le désir de vengeance et la recherche du pouvoir, mais aussi le délicat contexte de l’inceste potentiel.

Le personnage de Sémiramis, comme le souligne la notice de Françoise Escande et Margaux Blanchard, est celui d’une femme à la psychologie fouillée, un rôle chargé comme les appelle Destouches, un de ces caractères complexes auxquels le compositeur et son librettiste s’intéressent particulièrement, tous deux capables de sublime dans la noirceur. Ce personnage ambitieux, dominateur, sombre mais en même temps attachant à travers ses excès, est incarné avec un réel investissement par la mezzo-soprano corse Eléonore Pancrazi, consciente de la nécessité de la mise en valeur d’un texte bien écrit qui se concentre sur le drame auquel la reine est confrontée. La voix est soignée, le timbre adapté aux circonstances, avec un savant dosage des timbres. Face à elle, le métier et la présence vaillante du ténor Mathias Vidal font merveille, le personnage d’Arsane étant souvent écartelé entre divers sentiments bien étudiés et bien dominés. En Amestris, la soprano Emmanuelle De Negri est touchante et digne ; le baryton Thibault de Damas est un convaincant Zoroastre qui tente de tirer les ficelles du jeu. De nombreux airs permettent de savourer les qualités vocales de chacun ; on épinglera, pour Sémiramis, la déclamation qui ouvre l’Acte I (« Pompeux apprêts, fête éclatante ») ou les sentiments contradictoires qui l’agitent à l’Acte V. Pour Amestris, la seule Scène 3 de l’Acte I (« Mes yeux, mes tristes yeux, laissez coulez mes larmes ») montre à suffisance les qualités émotionnelles qu’elle déploie. Zoroastre est impressionnant dans la scène 1 de l’Acte III (« Qu’ai-je appris ? Quels forfaits ! Quelle injure mortelle », lorsque fureur et désir de vengeance l’envahissent. Quant à Arsane, le début de l’Acte IV met en évidence son courage inconscient pour sauver Amestris. Tout cela est d’une forte portée dramatique, que ne viennent en rien diminuer les moments confiés aux rôles dits secondaires, tous trois impeccables dans leurs interventions.

Au-delà des voix, que Destouches sait utiliser à bon escient, la musique est à la fois pleine de passion et de délicatesse ; elle est le lieu de belles innovations, dit justement la présentation, avec l’abandon de l’imposant orchestre à cinq parties de cordes, héritage de Lully. L’écriture est plus aérienne, notamment en ce qui concerne les danses, d’une légèreté qui annonce le futur Rameau. Cette caractéristique n’empêche pas l’orchestre de tenir à bout de bras, dans un élan sans cesse relancé, l’action dramatique que de puissantes percussions agrémentent. On apprécie l’ampleur de l’expressivité, l’efficacité du continuo et du Choeur du Concert Spirituel préparé par Hervé Niquet, et l’investissement d’instrumentistes que Sylvain Sartre emmène avec ferveur. Voilà une belle découverte, qui se conclut par un Acte V éperdu, parachevant cette tragédie avec panache.

Son : 8,5  Notice : 8,5  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

 

 

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