Scintillante et fraternelle Fledermaus à Paris
L’Ouverture menée au triple galop par le chef Marc Minkowski à la tête des Musiciens du Louvre et du remarquable Cor de Cambra del Palau de la Musica Catalana dirigé par Xavier Puig, regarde manifestement du côté d’Offenbach, terre d’élection du chef français.
A juste titre - « Mon cher Strauss pourquoi ne composeriez-vous pas des opérettes ? » suggérait ainsi le compositeur de La Belle Hélène. Il fallut attendre 1874 pour que le livret issu d’une pièce des français Meilhac et Halévy propulse cette Chauve-Souris en un vol triomphal qui ne s’arrêtera plus.
L’intrigue regorge de quiproquos et de travestissements fort périlleux en version de concert. La mise en scène de Romain Gilbert secondé par une distribution majoritairement germanophone relève le défi avec une vivacité et une efficacité qui la font préférer mille fois aux transpositions saugrenues.
L’esprit viennois prime. Jeux de scènes pleins de verve impliquant chanteurs, salle, orchestre et chef, costumes, accessoires, jubilation de jouer une partition à la fois délicieuse et grave soudent une troupe pourtant modifiée au dernier moment.
Il faut d’autant plus admirer la prestation du baryton autrichien Christophe Filler. Familier du répertoire mozartien et rossinien, il incarne avec brio la figure « pivot » du mari trompeur, trompé et repentant. Cet Eisenstein, plus bourgeois-noceur que patricien, forme une paire savoureuse avec son compère le docteur Falke (le baryton croate Léon Košavić).
Ce dernier donne un éclat inhabituel à l’ami humilié. Sa voix ample, charnue, insolemment projetée, impressionne autant que sa présence. Cette superbe lui rend sa vraie place de « deus ex machinae ».
L’abattage de la mezzo française Marina Viotti (Orlofsky) confère à la figure travestie du jeune prince revenu de tout avant d’avoir rien vécu, une robuste santé aux couleurs curieusement méridionales.
De son côté, la pétillante soprano allemande Alina Wunderlin (Adèle) incarne à elle seule l’esprit et le style viennois grâce à la virtuosité d’un chant aussi agile que percutant tandis que Megan More (Ida) assure le rôle de sa sœur avec bonhomie.
Mi-Comtesse mi-Rosine, Jacquelyn Stucker, soprano formée en Nouvelle-Angleterre, prête beaucoup de naturel à l’ingénieuse Rosalinde. Sa Czardas de la fin du deuxième acte lui permet de déployer les séductions d’un timbre mordoré, d’une ligne de chant enveloppante, investie, qui la laissent un peu à court d’énergie ensuite.
Magnus Dietrich est un juvénile Alfred dont la sérénade en coulisse charme immédiatement, tandis que la stature physique et vocale du baryton Michael Kraus (Franck) font, ici, du directeur de prison un personnage empreint de dignité.
Le ténor français, François Piolino (Blind), intervenant lui aussi au pied levé, rend le personnage bouffe de l’avocat -notaire balbutiant des plus réalistes.
Malheureusement, comme souvent, le basculement du troisième acte passe à la trappe. Escamoté par des ajouts, par la place de l’entracte, par la longueur de l’intervention parlée du gardien Frosh (la comédienne Sunnyi Melles vêtue en postière autrichienne et passablement enrouée,) le choc du réel, l’inexorable course des montres (qui jouent ici un rôle clef !) se trouve amorti, amolli, neutralisé. Les six coups du campanile secondé par les cuivres sonnent alors dans le vide.
Pourtant, l’effet dramatique a été voulu par les auteurs. Car si les traditionnels douze coups de minuit annoncent que «l’heure est aux événements sortant du réel, c’est au contraire le retour au réel que marquent les six coups de l’aube» comme le note A. Lischke.
Mais, en bissant le ravissant final « Brüderlein und Schwesterlein » de l’acte II pour conclure son intervention, Mark Minkowski convoque un autre réel, celui des temps présents et le conjure au nom de la Culture. Émotion partagée. Ovation debout.
Paris, TCE, le 13 décembre 2023
Bénédicte Palaux Simonnet
Crédits photographiques : Franck Ferville / Agence VU