Semyon Bychkov, à propos de Tchaïkovski 

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Le chef d’orchestre Semyon Bychkov fait paraître un coffret consacré à l’intégrale des symphonies, des concertos et d’oeuvres symphoniques de Tchaïkovski (Decca). Enregistré au pupitre de la Philharmonie tchèque de Prague ce box est l’un des événement éditoriaux de l’année. Par sa hauteur de vue et l’intelligence du propos, ce coffret s’impose comme une pierre angulaire de la discographie. Entre les dates d’un agenda chargé qui l’a vu triompher aux BBC Proms de Londres et au Festival de Bayreuth, Semyon Bychkov répond aux questions de Crescendo-Magazine  

Quelle est pour vous la place de Tchaïkovski dans l’histoire de la musique ? Est-ce qu’il vous apparaît comme un révolutionnaire ?  

Je ne pense pas que Tchaïkovski soit un révolutionnaire ! C’est un peu comme “comparer” Beethoven et Mozart. Tout compositeur doit créer son univers ! Beethoven inventait son monde sonore à partir de moyens complètements novateurs alors que Mozart poussait à l’extrême les procédés compositionnels de son temps. Dans les deux cas, ils ont composé des chefs d’oeuvre absolus ! Tchaïkovski est pour moi plus proche d’une évolution des procédés existants que d’un disrupteur beethovénien ! 

Pour revenir à sa place dans l’histoire de la musique, Tchaïkovski était le premier compositeur véritablement professionnel en Russie. Grâce au mécénat de Nadejda von Meck, il a pu abandonner l’enseignement pour se consacrer pleinement à la musique. N’oublions pas que ses contemporains, aussi talentueux qu’ils pouvaient être, exerçaient un métier en parallèle de leurs activités de compositeurs : Borodine était chimiste, Cui était officier et Moussorgsky fut également militaire. De plus, Tchaïkovski a reçu a également reçu une éducation musicale très professionnelle et il avait une approche très exigeante de son métier. Alors qu’il était jeune, il passait ses étés à composer des fugues, au titre d’exercice, qu’il envoyait à Rimsky-Korsakov pour recueillir son avis ! Par ces aspects Tchaïkovski poussait son professionnalisme à l’extrême ! 

La place de Tchaïkovski dans l’Histoire de la musique parle d’elle-même ! Il a été incroyablement populaire de son vivant et il reste, plus d’un siècle après sa mort, comme l’un des compositeurs préférés du public. C’est un signe qui ne trompe pas ! Tchaïkovski parle à nos sens et à notre intellect, ce qui lui garantit une place majeure dans la postérité. 

Cette question peut sembler s’apparenter à un marronnier, mais la musique de Tchaïkovski est-elle russe ?   

Oui, incontestablement ! Sa musique est foncièrement russe. N’oublions pas que dès qu’il quittait sa Russie natale il avait le mal du pays et en était nostalgique. Tchaïkovski n’a pas été ménagé ! En Russie, on lui a reproché de s’occidentaliser et en Europe de l’Ouest, on le récriminait de rester trop russe et de ne pas maîtriser les formes de la composition comme les meilleurs compositeurs occidentaux ! Mais son inspiration n’est pas que russe. Il était, bien plus que ses compatriotes compositeurs, sensible aux questions de formes et de constructions par l‘emploi de techniques occidentales. Si vous regardez le second mouvement de la Symphonie Manfred, vous y décelez incontestablement une inspiration berlozienne.  

Comment évolue son style de composition entre la Symphonie n°1 et la Symphonie n°6 ? 

Au début de son parcours compositionnel, on identifie immédiatement un grand don mélodique. Tchaïkovski pouvait inventer une mélodie phénoménale et il pouvait s’avérer répétitif dans l’emploi des notes, les reprenant, les modulant et les transposant. Au fil des oeuvres, il est devenu moins verbal en tendant vers une économie de moyens. Sur ce point, il rejoint Beethoven et Chostakovitch dont les dernières oeuvres se caractérisent par une économie, geste laconique au bénéfice d’une expressivité absolue. C’est une évolution colossale dans son écriture. Prenez le “finale” de la Symphonie n°6 “Pathétique”, il y a une mélodie qui est partagée entre les pupitres des premiers et seconds violons, les notes passent ainsi d’un pupitre à l’autre. Dans la Symphonie Manfred ou même dans l’ouverture du ballet Casse-Noisette, on est également impressionné par la division des cordes. C’est une technique que l’on retrouvera ensuite chez Henri Dutilleux. Par ailleurs, l’évolution se fait également sur la maîtrise de la forme. Si vous prenez les trois premières symphonies, il faut beaucoup travailler pour parvenir aux bons équilibres sonores entre les pupitres. Au fil des oeuvres, cet équilibre devient plus naturel.   

A vous entendre la Symphonie Manfred vous est chère. C’est pourtant une oeuvre qui reste à la marge des salles de concerts et des studios d’enregistrements. Quel est votre rapport à cette oeuvre ? 

C’est une oeuvre que je n’avais jamais dirigée avant de l’enregistrer dans le cadre de ce projet. Je ne connaissais que le premier mouvement que j’avais étudié lors de mes années au Conservatoire de Saint-Pétersbourg dans la classe du professeur de direction Ilya Musin. Si j’adorais ce premier mouvement que je connaissais par coeur, je ne comprenais pas le reste de l’oeuvre et je ne savais pas comment l’aborder. La productrice du coffret Decca m’a persuadé d’ajouter Manfred au corpus des symphonies. Je me suis mis au travail, me documentant au maximum tout en parcourant la correspondance de Tchaïkovski. Je me suis rendu compte que Tchaïkovski lui-même n’avait pas été convaincu par sa partition, au point même d’envisager de brûler trois mouvements pour garder seulement le premier ! Au final, si le compositeur lui-même n’est pas convaincu, cela nous influence forcément. À chaque interprétation décevante que l’on entend, on est tenté de valider les arguments négatifs du créateur. Même certains interprètes qui ont des affinités et un amour pour cette partition, ont effectué des corrections comme des coupures ou même repris en conclusion le final du premier mouvement. Cela trahit l’esprit et le sens de la partition. A la fin Manfred peut mourir dans le pardon dans un climat de sérénité, alors que si vous placez le final du premier mouvement, ce n’est que tumulte et damnation. Un autre problème par exemple réside dans la partie d’orgue ; si vous pensez la faire sonner comme l’orgue de la Symphonie n°3 de Saint-Saëns, c’est une erreur stylistique majeure, il faut retrouver la couleur d’un harmonium. Avec les musiciens de la Philharmonie tchèque, il nous a fallu six mois de travail pour nous imprégner et rentrer dans cette partition.   

Pour cet enregistrement, vous êtes au pupitre de la Philharmonie tchèque. Ce n’est pas foncièrement l’orchestre que l’on associe à Tchaïkovski. Comment avez-vous travaillé le son ? 

Le son de la Philharmonie tchèque est un son unique, historiquement il est très caractéristique. Le coeur de la musique tchèque, Dvořák, Smetana, Janáček, est viscéralement slave et donc proche de la sensibilité russe. Mais la mentalité ici à Prague est tournée vers l’Europe de l’Ouest, sa mentalité et ses traditions. Alors quand j’ai réfléchi au projet nous pourrions développer, j’ai naturellement pensé à Tchaïkovski par sa double ouverture à la fois sur sa Russie et sur l’Occident. Nous savons ce que les Russes font de cette musique et c’est souvent miraculeux comme les enregistrements de Mravinski ! Nous savons également comment d’autres orchestres comme ceux de Berlin, Londres ou des Etats-Unis sonnent dans Tchaïkovski, mais ici à Prague cela n’était pas usuel et c’est ce qui m’a intéressé. Je pense que ce mélange pragois entre l’Est ou et l’Ouest de l’Europe additionné aux couleurs et aux sonorités de la Philharmonie tchèque sont exactement ce qu’il faut pour cette musique. 

Ce projet Tchaïkovski vous a mobilisé pendant quatre ans. Quels sont vos prochains challenges ? 

Les challenges sont quotidiens quand vous êtes musicien ! Comme vous le dîtes, ce projet nous a mobilisés quatre ans. Désormais nous sommes concentrés sur les Symphonies de Mahler. Nous venons d’enregistrer la Symphonie n°2 dans notre salle du Rudolfinum et la suite du projet de déroulera sur plusieurs années. Nous avons d’autres projets comme les trois dernières symphonies de Dvořák, éventuellement le cycle Ma Patrie de Smetana. Nous allons également jouer des classiques du répertoire comme les symphonies de Chostakovitch dont nous allons jouer la Symphonie n°8 en ouverture de saison à Prague, puis au BBC Proms de Londres. Chostakovitch sera l’une des lignes directrices de nos programmes. J’ai également passé des commandes à plusieurs compositeurs contemporains dont des Tchèques afin d’apporter une fraîcheur au répertoire et de prolonger la tradition nationale. Nous explorons aussi des oeuvres qui restent encore méconnues du public pragois. Figurez-vous qu’un classique de la modernité comme la Sinfonia de Berio n’avait jamais été programmée par la Philharmonie tchèque ! L’an passé, pour les deux semaines inaugurales de mon mandat, nous l’avons mise en relief avec la Symphonie n°7 de Dvořák et le succès a été incroyable.  

Cet été aux BBC Proms, vous avez dirigé une pièce de Detlev Glanert ; vous allez dirigez, cette saison, à Londres et Prague, son Requiem for Hieronymus Bosch. Vous êtes proche de ce musicien, mais qu’est-ce qui vous séduit dans ses oeuvres ? 

Je connais Detlev Glanert depuis près d’une vingtaine d’année. J’avais entendu sa partition Theatrum Bestiarum, une oeuvre colossale ! J’ai immédiatement été séduit et il est devenu un ami ! J’ai ensuite dirigé et enregistré cette partition avec l’orchestre de la WDR de Cologne. Ce qui me parle particulièrement dans sa musique, c’est l’addition d’un héritage culturel et de la sensibilité d’un compositeur de notre époque. Sa musique est dans la lignée de Schubert, Brahms, Berg, Mahler, Chostakovitch, et Detlev Glanert y ajoute la force d’un créateur de notre époque. Ce mélange entre une connaissance de la tradition du passé et l’innovation de notre époque est très important pour moi. Il est ainsi un très grand compositeur d’opéra. Quand son Requiem for Hieronymus Bosch a été créé au Concertgebouw d’Amsterdam, j’ai expressément fait le déplacement pour l’entendre. Pendant l’interprétation, je me suis surpris à être ému aux larmes devant la beauté de sa musique, ce qui n’est pas fréquent avec une partition de notre temps. Dès lors, j’ai souhaité la diriger à Londres et Prague. Detlev Glanert écrit pour la Philharmonie tchèque une symphonie pour mezzo-soprano, baryton et orchestre sur des textes de Kafka. Je la dirigerai également à Londres et en Allemagne. 

À écouter : "THE TCHAIKOVSKY PROJECT". Intégrale des symphonies et des concertos pour piano, Francesca da Rimini, Roméo et Juliette, Sérénade pour cordes. Kirill Gerstein, piano ; Orchestre philharmonique tchèque, Semyon Bychkov. 1 coffret de 7 CD Decca

 

Le site de Semyon Bychkov : www.semyonbychkov.com

Crédits photographiques : Chris Christodoulou

Propos recueillis par  Pierre-Jean Tribot 

  

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