Sept compositeurs pour un panorama de trois siècles de musique suisse 

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Swiss Dreams. Joseph Franz Xaver Dominik Stalder (1725-1765) : Symphonie en mi bémol majeur. Jean Baptiste Edouard Dupuy (c. 1770-1822) : Jugend und Leichtsinn, ouverture. Franz Xaver Schnyder von Wartensee (1786-1868) : Ouverture en do mineur. Hans Huber (1852-1921) :  Sérénade n° 2 « Winternächte ». George Templeton Strong (1856-1948) : Suite n° 3 « Le Livre d’images ». Hermann Suter (1870-1926) : Concerto pour violon et orchestre en la majeur op. 23. Paul Huber (1918-2001) : Concerto pour hackbrett et orchestre à cordes. Michael Barenboim, violon ; Christoph Pfändler, hackbrett ; Swiss Orchestra, direction Lena-Lisa Wüstendörfer. 2019, 2022 et 2023. Notice en allemand, en anglais et en français. 1254 05’’. 2D CD Prospero PROSP0090.

C’est lorsque l’on découvre un tel programme que l’on prend conscience de la méconnaissance globale de la musique suisse. Le signataire de la notice du présent album, Andreas Baumgartner, avance l’hypothèse que si l’on observe la situation d’un simple point de vue superficiel, [la Suisse] n’a donné naissance à aucun compositeur de renom contrairement à ses voisins, l’Allemagne, l’Autriche, la France et l’Italie. C’est un peu court, car on peut dépasser le superficiel en se souvenant par exemple d’Ernest Bloch, Fritz Brun, Arthur Honegger, Emile Jaques-Dalcroze, Joseph Lauber, Frank Martin, Joachim Raff, Othmar Schoeck ou Hermann Suter. Mais on reconnaîtra que la liste demeure limitée. Voici donc une belle occasion d’élargir l’horizon helvète, avec la présentation d’œuvres orchestrales et concertantes de sept créateurs des trois derniers siècles. C’est le moment aussi de combler des lacunes en lisant l’ouvrage récent Une histoire de la musique en Suisse. Réflexion sur la culture helvétique, signé par James Lyon et paru en 2023 à Genève, aux éditions Slatkine. On trouve notamment, dans ce passionnant gros volume de 650 pages, un riche et précieux dictionnaire biographique.

Le programme commence par une brève symphonie (un peu plus de huit minutes) du Lucernois Joseph Stalder, prêtre et organiste. Formé à Milan, il fut notamment maître de chapelle du prince de Monaco au cours des années 1750. Les cordes sont ici accompagnées de deux cors qui créent un climat de fin du baroque, un peu passe-partout. Les sept minutes de l’ouverture préromantique de l’opéra Jugend und Leichtsinn (Jeunesse et Insouciance) d’Édouard Dupuy, né près de Neuchâtel, qui fut violoniste et chanteur à la cour de Prusse, se révèlent chatoyantes, enlevées et malicieuses. Le titre est un peu à l’image de l’existence sulfureuse de ce compositeur qui s’était fait applaudir à Copenhague dans Don Giovanni de Mozart, avant de se faire expulser suite à une aventure amoureuse avec la princesse héritière. Une autre Ouverture en ut mineur, au style classique annonçant le romantisme, est signée en 1818 par Schnyder von Wartensee. Ce fils de famille patricienne lucernoise jouait de plusieurs instruments ; grand voyageur, il eut l’occasion de rencontrer Beethoven dès 1811 à Vienne, où il participa à la vie musicale. Il fut actif dans l’action d’une société qui faisait la promotion du concert classique en Suisse.

On trouve aussi, sur le premier disque de l’album, la Sérénade n° 2 « Winternächte » de Hans Huber, qui étudia à Leipzig avec Carl Reinecke. Pendant la période de la fin du romantisme, il fut l’une des figures emblématiques de la Suisse allemande. Il a notamment laissé cinq opéras et huit symphonies qui méritent une attention particulière de par leur densité philosophique autant qu’esthétique (James Lyon, p. 197). Les cinq mouvements de cette sérénade portent chacun un titre : Pastorale, Chant de fileuse, Rêverie, Légende, Carnaval, entre images lyriques expressives, charmes suggestifs et couleurs vives. On découvre encore la séduisante Suite n° 3 « Le Livre d’images » de George Templeton Strong. Ce natif de New York, qui était aussi peintre, se fixa à Leipzig dès 1879 (il avait 23 ans), puis à Weimar, où il fréquenta l’entourage de Liszt.  Après un bref retour aux USA, il s’établit en Suisse de façon définitive et prit part à la vie musicale de la région de Genève. Son Livre d’images allie son talent de musicien à l’aquarelliste qu’il fut grâce à trois évocations pittoresques autour d’un tueur de géants, de Cendrillon et d’un cortège oriental.

Mais c’est dans le second disque de l’album que l’on trouve la partition la plus intéressante du programme : le Concerto pour violon et orchestre op. 23 de Hermann Suter. Dédiée à Adolph Busch, cette œuvre magistrale en trois mouvements a été écrite au cours d’étés passés dans les Grisons, Suter étant un passionné de nature, et terminée en 1921. Le compositeur était sensible aux nouveaux courants musicaux et avait Richard Strauss, qu’il connaissait, en haute estime, ainsi que le précise l’interprète d’aujourd’hui, le violoniste parisien Michael Barenboim (°1985), qui souligne la parenté avec le langage straussien. James Lyon met en évidence l’originalité du second mouvement, Tempestoso, dans lequel est imaginé « un voyageur sous la pluie », allusion à une expérience personnelle relative au décès du père de Suter. La lutte symbolique contre la violence de la pluie ne correspond pas à un dialogue entre le violon et l’orchestre, mais à un combat commun (p. 204). Le soliste sert magnifiquement le caractère virtuose de ce concerto, enrichi par une orchestration généreuse.  En complément, on découvre le Concerto pour hackbrett et orchestre à cordes de Paul Huber. Avec cet instrument concentré en zone alpine, dont le son est proche du cymbalum, un pont est lancé entre la musique classique, le folklore et le jazz ou le rock, dans un contexte aux épisodes dansants. Une découverte originale, que le soliste suisse Christoph Pfändler (°1992) maîtrise avec aisance.

Le Swiss Orchestra, composé de jeunes musiciens, est en résidence à Andermatt depuis 2022, mais se produit dans toute l’Helvétie et consacre son activité à faire mieux connaître la musique nationale. Sa directrice musicale, la Zurichoise Lena-Lisa Wüstendörfer (°1983), a été l’élève de Sylvia Caduff, qui travailla avec Leonard Bernstein à New York, et de Roger Norrington ; elle a été l’assistante de Claudio Abbado. Elle dirige ces partitions méconnues avec beaucoup d’attention, mais de façon un peu lisse et uniforme. Il y manque parfois ce petit rien de flamme qui aurait apporté une plus forte adhésion à cet estimable projet.

Son : 8    Notice : 9    Répertoire 8,5    Interprétation : 7,5

Jean Lacroix

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