Sonates pour piano d’Eberl : l’intégrale qui va faire date

par

Anton Eberl (1765-1807) : les sept Sonates pour piano (opp. 1, 5, 12, 16, 27, 39, 43). Luca Quintavalle, pianoforte McNulty 2009 d’après Walter&Sohn. 2020. Livret en anglais. 2 CD Brilliant 95229


On ne prête qu’aux riches : certaines pages d’Eberl, comme la Sonate Op. 1, furent longtemps attribuées à Mozart, comme le rappelle encore la couverture de l’édition supervisée par Christopher Hogwood (HH Ltd). Lors de l'audition de sa Symphonie Op. 33 en avril 1805 au Theater an der Wien, certains critiques la préférèrent à l'Eroica de Beethoven qui connaissait alors sa création lors du même concert ! Hormis une parenthèse à la Cour de Saint Pétersbourg (1796-1802), sa carrière se déroula à Vienne où il avait reçu une solide éducation musicale, conformément à son milieu familial. Ses Sonates pour clavier s’échelonnent sur cette période viennoise, cinq des sept furent écrites après son retour en Autriche. Avant de disparaître de la scarlatine à l’âge précoce de quarante-et-un ans, ses derniers mois le virent rayonner dans les grandes villes d’Allemagne.

Son style d’écriture nourrit une éloquence faite de vigoureux unissons, de césures dramatiques, de véloces échappées, d’ostentatoires croisements de main, bref toute la virtuose panoplie tributaire de l’École de Mannheim dont Leopold Kozeluch fut un autre représentant. Ce qui ne nuit en rien à la science de la construction : les allegros initiaux (précédés dans trois des sept œuvres par une introduction lente) respectent la forme-sonate, cultivant jusque trois thèmes principaux. Les derniers mouvements suivent la même discipline, ou courtisent le rondo. Les mouvements centraux se plient à la forme-lied, sous la guise de lyriques andante. Et d’un adagio molto expressivo pour l’ultime opus 39 qui avoisine les dix minutes et distille une mélancolie préfigurant les confidences de Schubert, agrémenté de ruissellements chopiniens.

Cette production constitue donc un trait d’union entre le classicisme haydnien et les émois préromantiques. Comme de nombreux compositeurs-charnières, écrasé par une postérité sélective, Eberl n’a pas réussi à s’imposer jusqu’à nous. Toutefois, un ensemble de cette qualité, on s’étonne qu’il reste si peu joué et enregistré de nos jours !

Cette intégrale n’est pas une première, mais les tentatives au disque furent loin d’être toutes convaincantes. Celle de John Khouri (Music&Arts, 2008), souvent inspirée, montrait ses limites sur des instruments peu flatteurs. Pour l’opus 37, Yury Martynov (Christophorus, 2003) y mettait de l’énergie, pour un résultat parfois dégingandé. L’opus 1 par James McChesney (Koch, 2000) souffrait d’une conduite velléitaire. Le meilleur témoignage à ma connaissance reste celui de Marie-Luise Hinrichs (CPO, 2009) dans le seul opus 27, celui qui s’accommode le mieux d’un piano moderne.

Autant dire que Luca Quintavalle (déjà remarqué en 2017 au clavecin pour son album De Bury / Barrière) disposait d’un improbable et stimulant boulevard qui semblait n’espérer que lui. Ses analyses techniques et stylistiques dans le livret attestent sa profonde compréhension de ce corpus, qu’il a enrichie en confrontant les différentes éditions des partitions et en se référant à l’ouvrage fondamental sur la question : The Piano Works of Anton Eberl (Alton Duane White, Ph.D. University of Wisconsin 1971). Son exécution révèle à quel degré il a su combiner les atouts pour faire revivre cette production, dignement, et même magistralement. Un McNulty d’après un Walter&Sohn de 1805, que Stefania Neonato avait déjà utilisé dans son album Ferrari (chez Brilliant) : le choix de ce pianoforte s’avère heureux. Couleurs, réactivité de la mécanique, mais aussi une plénitude, un brio qui ne dépayseront guère les amateurs de grand piano. Luca Quintavalle l’a lui-même accordé pour les sessions. Son approche des mouvements vifs concilie deux vertus indispensables quoique difficiles à réunir : la précision et l’impetus. Un pianoforte ne saurait chanter, s’attendrir, s’auréoler comme un piano, mais cette interprétation trouve le juste tactus des parties centrales, à la fois animées et sensibles.

Ajoutons que la captation, en l’église San Domenico près de Sestri Levante, prodigue un magnifique relief dans une acoustique qui équilibre focalisation et réverbération. Deux conclusions s’imposent alors : voici l’intégrale majeure que la discographie attendait et qu’il sera désormais ardu d’affronter. La seconde, c’est que voilà une des plus gratifiantes revalorisations d’une œuvre pour clavier solo qu’on ait entendue. Bravo ! On souhaite que cet album incite les salles et artistes à programmer ces sonates qui sommeillent depuis trop longtemps et qui ont trouvé en Luca Quintavalle leur complet, leur ardent défenseur.

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

 

 

 

 

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