Steven Osborne souverain dans Rachmaninov

par

Sergei Rachmaninov  (1873-1943) : Sonate pour piano N° 1 en ré mineur, Op.  28 ; Prélude en Ré mineur, op. posthume ; Oskolki (Fragments) ; Esquisse orientale ; Nunc dimittis (des Vêpres, Op. 37) ; Six Moments musicaux, Op. 16. Steven Osborne (piano). 2022. Textes de présentation en anglais, français et allemand. 73’36. Hyperion  CDA68365.

Il ne faut pas avoir froid aux yeux pour s’attaquer à la Première sonate de Rachmaninov, dont l’ampleur exceptionnelle (à plus de 35 minutes, l’œuvre -très rare au concert- est la composition pour piano seul la plus longue du compositeur) ; les terribles difficultés pianistiques et l’écriture touffue exigent un interprète au sommet de ses moyens, aussi endurant et imaginatif que virtuose.  

Après avoir terminé la Sonate en 1907, Rachmaninov envoya le manuscrit au pianiste Konstantin Igoumnov et lui demanda des conseils quant à de possibles coupures et améliorations. Il retravailla ensuite l’oeuvre qu’Igoumnov créa l’année suivante. Comme l’explique très bien dans sa notice exemplaire la musicologue russo-britannique Marina Frolova-Walker, l’auteur avait d’abord  intitulé l’oeuvre « Faust », mention qu’il supprima assez rapidement. Cependant, ce n’est qu’après les premières exécutions de l’oeuvre à Berlin et à Leipzig qu’il confia au créateur que le premier mouvement se voulait être un portrait de Faust, le second de Marguerite et le troisième de Méphistophélès. Et en effet, tant dans sa référence au chef-d’oeuvre de Goethe que dans son romantisme sombre et exacerbé, l’oeuvre s’inscrit dans la descendance directe de la Faust-Symphonie comme de la Sonate de Liszt. 

Il faut dire que Steven Osborne est vraiment l’homme de la situation. Tout au long de cette monumentale sonate, sa maîtrise est telle qu'il arbore, dans les plus torrentielles cascades de notes comme dans les plus touchants épisodes lyriques, une invariable beauté de sonorité. Il rend aussi bien la qualité énigmatique de la musique qui trahit l’inquiétude de Faust que le lyrisme qui exprime l’innocence de Marguerite.  Son interprétation du troisième mouvement est particulièrement aboutie, et il saisit à merveille la personnalité complexe de Méphisto sans jamais tomber dans l’outrance ni la caricature. Son jeu chatoyant ne se crispe jamais, même dans les passages les plus redoutables et il se montre pleinement conscient de l’originalité de la musique où les épisodes d’une douceur inattendue alternent avec un des passages d’un romantisme exacerbé, rendus ici à la perfection par un pianiste au jeu aussi profond que chatoyant et aux réserves d’énergie apparemment inépuisables, doublé d’un interprète qui sait toujours où il va.

Les trois courtes pièces qui suivent furent composées en 1917, année où Rachmaninov quitta la Russie révolutionnaire pour ne plus jamais y retourner. 

Le sombre Prélude en ré mineur (publié à titre posthume en 1973 seulement) traduit très probablement ses préoccupations de l’époque.

Le bref Oskolki (Fragments) est d’une grande délicatesse, alors que la brillante Esquisse orientale ferait certainement un très beau bis. 

Les six Moments musicaux forment un beau cycle, où Rachmaninov rend plus ou moins directement hommage à des compositeurs qu’il admirait. La référence au romantisme contenu du Chopin des Nocturnes est très claire dans le N° 1, alors que le N° 2 dynamique et agité renvoie à Schumann. Le Troisième est un Andante d’une belle mélancolie, déclamé ici avec poésie et dignité, en particulier dans la Marche funèbre qui constitue le coeur de l’oeuvre. Le brillant N° 4, avec ses cascades de notes à la main gauche, est clairement inspiré de la célèbre étude « Révolutionnaire » de Chopin.

Le Cinquième est une douce barcarolle où le flux et le reflux de l’eau sont finement évoqués. Le sixième et dernier est un Thème et variations de grande virtuosité et du Rachmaninov pur-sang : la main gauche tricote par moments furieusement alors que  la main droite plaque de grands accords. 

Après avoir admiré la virtuosité, l’endurance et la sensibilité de Steven Osborne, gardons pour la bonne bouche sa délicatesse dans l’exquise transcription que réalisa en 1915 le compositeur du Nunc dimittis tiré de ses Vêpres, Op. 37. Là où dans l’original la mélodie du ténor s’élève sur les accords du choeur d’hommes, la subtile version pour piano nous offre un merveilleux moment débutant dans le calme et la sérénité pour gagner ensuite en passion avant d’en revenir à une fin paisible, minimaliste presque. Est-il besoin de dire que Steven Osborne sait se montrer autant poète que virtuose? 

Son 8,5 - Livret 10 - Répertoire 9 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

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