Street Scene de Kurt Weill, un superbe opéra américain

par

Kurt WEILL (1900-1950) : Street Scene. Paulo Szot (Franck Maurrant), Patricia Racette (Anna Maurrant), Mary Bevan (Rose Maurrant), Joel Prieto (Sam Kaplan) et de nombreux interprètes. Chœurs et Orchestre du Teatro Real de Madrid, direction Tim Murray. 2019. Livret en anglais, français et espagnol. Sous-titres en anglais, français, allemand, espagnol, coréen et japonais. 160 minutes. Un DVD BelAir BAC162.

Kurt Weill quitte l’Allemagne nazie en 1933, fait un court séjour à Paris, puis s’embarque pour les Etats-Unis, où il décédera, à New York, le 3 avril 1950. Avant de quitter son pays natal, plusieurs de ses œuvres lyriques y ont été jouées avec succès : L’Opéra de Quat’Sous en 1928, Happy End en 1929, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny en 1930. Dans son nouvel univers, en 1936, il fait la connaissance de l’écrivain Elmer Rice (1892-1967) dont Weill connaît et apprécie la pièce Street Scene depuis avant son départ d’Europe. Il propose d’en faire une adaptation musicale. Rice hésite longtemps, puis accepte, tout en se chargeant lui-même du livret. Le poète afro-américain Langston Hugues (1902-1967), membre du mouvement « Harlem Renaissance » des années 1930, s’occupe des textes chantés. La création a lieu à New York, le 9 janvier 1947, sous la direction de Maurice Abravanel, qui aimait la musique de Weill dont il avait, avant la seconde guerre mondiale, créé des œuvres en Allemagne. Le succès est considérable, mais les coûts de la production sont à ce point élevés que Street Scene est retiré de l’affiche à l’approche de sa cent-cinquantième représentation. Il faudra attendre 1955 pour que l’Europe en prenne connaissance, à Düsseldorf. Un enregistrement sur disque sortira chez Decca en 1991, dirigé par John Mauceri, suscitant d’autres productions. Naxos a édité un live de Hollywood de 1949, dirigé par Itzer Solomon ; un label américain a proposé des extraits sous la direction d’Abravanel. Sur DVD, une version de 1995 de la StaatsPhilharmonie Rheinland-Pflaz, sous la conduite de James Holmes, a été disponible dès 2001.

Le présent DVD BelAir est le reflet d’une production réalisée au Teatro Real de Madrid en février 2018, dans une mise en scène de John Fulljames ; ce spectacle a été récompensé du prix de la meilleure comédie musicale aux Evening Standard Awards de 2008 à Londres. Il a été joué au Châtelet à Paris, puis au Liceu de Barcelone. Le livret reproduit un texte publié dans le programme de salle du Teatro Real de Madrid, signé par Joan Matabosch qui en est le directeur artistique. Il pose une question à laquelle il apporte une réponse : « Opéra ou comédie musicale ? Tout simplement, une œuvre géniale. » Si la récompense des Awards est allée à la tendance « comédie musicale », Kurt Weill avait trouvé la juste qualification en disant qu’il s’agissait tout simplement d’un « american opera ». Il faut reconnaître qu’il s’agit d’une partition des plus remarquables, dont l’intérêt ne faiblit pas un seul instant au fil des 160 minutes que dure la représentation. 

L’action se déroule dans un quartier pauvre d’East Side de New-York, dans un univers surpeuplé, marqué par la diversité ethnique et frappé par les conditions de logement et d’hygiène précaires. Dans ce contexte populaire, les informations circulent tout autant que les désinformations et des drames vont se nouer, du plus courant, voire banal, comme l’expulsion pour loyer non payé, au plus lamentable, comme les jalousies, les amours contrariées, les ragots, les petitesses, les accusations gratuites, l’alcool et autres plaisirs humains. Au cœur de cette réalité qui en rappelle bien d’autres, une tragédie va se nouer. Un mari violent va assassiner sa femme et l’amant de celle-ci. La musique de Weill est passionnante et fait appel à divers genres qui se marient avec bonheur, ainsi que l’explique Joan Matabosch : jazz et blues (le superbe Lonely House, un arioso de l’acte I), lyrisme à la Korngold, parodie d’opéra bouffe, opérette à la Lehar, allusions à Gershwin, Irving Berlin ou Cole Porter, et même des rappels pucciniens… Tout ce mélange est d’une homogénéité absolue et Weill démontre une inventivité musicale bluffante et permanente. 

Par rapport à la trame, dénonciation critique de la misère sociale, la mise en scène de Fulljames est une réussite. L’action se déroule dans un décor impressionnant formé par un échafaudage qui symbolise un ensemble de petits logements surchargés et ouverts qui permettent d’espionner les uns et les autres, dans une promiscuité irritante, d’autant plus que l’œuvre s’ouvre sur une soirée chaude avec des insectes dérangeants et se clôture de la même manière, montrant que malgré les incidents domestiques, les déboires ou les meurtres, rien ne change, hélas. La leçon est pessimiste, mais elle est d’un réalisme saisissant. Réalisme qui laisse pointer une minime lueur d’espoir lorsque l’édifice social s’ouvre sur un plan plus large de la cité, montrant une autre facette de la vie.

Sur le plan scénique, tout est impeccable. Chaque protagoniste a été bien choisi pour son rôle, même le plus petit intervenant. Chant et dialogues parlés sont bien en place, les costumes sont séduisants, la chorégraphie est soignée (Moon Faced, Starry Eyed, dynamique en diable). Une production idéale ? Certes, d’autant plus que le schéma classique d’unité de lieu, d’action et de temps est respecté. Le spectateur se régale et il participe avec émotion, compassion, amusement ou consternation aux divers événements qui se déroulent devant ses yeux. Le plateau vocal est remarquable. Nous l’avons dit, chaque protagoniste mériterait d’être cité. Epinglons les performances principales : celles du baryton-basse Paulo Szot dans le rôle de Frank Maurrant, le mari meurtrier, dont la voix puissante accompagne bien la personnalité violente, et de la soprano Patricia Racette, son épouse Anna, dont certains aigus laissent de temps à autre à désirer. Né en 1969, le brésilien Paulo Szot s’est fait remarquer dans une reprise de la comédie musicale, South Pacific, de Hammerstein et Logan, musique de Richard Rodgers, qui lui a valu une récompense. Il s’est produit au Metropolitan à plusieurs reprises, ce qui est aussi le cas de sa partenaire Patricia Racette, née en 1965, que l’on a pu entendre notamment dans Verdi (Violetta), Puccini, Poulenc ou Janacek. Quant à l’autre soprano, la charmante Anglaise Mary Bevan (Rose), née en 1965, et au ténor espagnol Joel Prieto (Sam), né en 1981, ils forment un couple à la jeunesse débordante, avec des qualités d’acteur, surtout Mary Bevan, qui font merveille. Les chœurs et l’orchestre répondent aux diverses interventions avec des couleurs bien peintes, Tim Murray dirigeant le tout dans un esprit à la fois « grand opéra » et « comédie musicale », ce qui nous permet de revenir à la question de la dénomination. Oui, Kurt Weill a raison : c’est bien un « opéra américain » qu’il a composé, et il a réussi la synthèse parfaite de tous les genres. Voilà un spectacle à ne pas manquer !

Note globale : 9

Jean Lacroix  

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.