Suites pour violoncelle de Bach, deux nouvelles parutions, et une preuve par l’improbable
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Suites pour violoncelle BWV 1007-1012. Giuliano Carmignola, violon. Livret en anglais, français, allemand, italien. Août 2021. TT 59’48 + 78’31. Arcana A533
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Suites pour violoncelle BWV 1007-1012. Karel Steylaerts, violoncelle. Livret en anglais, français, allemand. Juillet 2020. TT 52'07 + 69’59. Et’Cetera KTC 1766
L’actualité nous amène ces deux parutions des Suites pour violoncelle de Bach, dont leurs interprètes expliquent chacun avoir mûri la conception durant le confinement de 2020. La plus attrayante, avouons-le, n’est pas celle qui se dévoile sur l’instrument légitime ; la plus densément habitée, la plus plantureusement sculptée n’est pas celle qui émane du plus grave des deux cordophones. Après un premier album chez Arcana intitulé Sonar in octav avec son camarade Mario Brunello, après son enregistrement des Sonates et Partitas chez DG, Giuliano Carmignola nous revient avec un projet singulier : aborder les BWV 1007-1012 sur le violon, grâce à la transcription de Marco Serino, avec lequel il avait déjà gravé un programme concertant en 2017.
Même si l’on connait mieux les arrangements pour alto, grâce aux enregistrements de William Primrose, Antoine Tamestit ou Gérard Caussé, la tradition des adaptations pour violon n’est pas neuve et remonte au moins au XIXe siècle : celles de Ferdinand David (vers 1866) et de Joseph Ebner au début du siècle dernier restant les plus anciennes et notoires, outre de récentes publications didactiques. La mouture violonistique semble avoir le vent en poupe, si l’on en croit les engouements, captés en 2019, du mercurien Johnny Gandelsman (In a Circle) ou de Rachel Podger dans son remarquable double SACD pour Channel.
Les espaces méditatifs de la cinquième Suite, abordée avec son accord en scordatura, résistent un peu au virtuose italien qui par ailleurs signe un parcours sans faute : dans les danses vives (quelle espiègle Bourrée BWV 1010 !) parfois stimulées par quelques sourds bruits d’extrade, guère courtoises mais avec ce qu’il y faut de rusticité ; dans l’éloquence des Allemandes, ou même l’introspection des Sarabandes qui vibrent d’une animation dramatique à la hauteur de son inspiration, et plus creusées que par sa consœur anglaise. L’aisance du phrasé, la pertinence des tempi habillent ce que le contrepoint à trou peut réserver de laconisme, réchampi par une magistrale accentuation, en plein relief.
La sixième Suite pour instrument à cinq cordes requiert ici quelques bricolages octaviés où Giuliano Carmignola, avec la complicité de son Guarneri vénitien de 1733, révèle sa maîtrise sur l’ensemble de la tessiture. Pour autant, même dans les trois premières Suites, de moindre dimension et que l’on sait moins exigeantes, l’artiste trévisan expose une leçon d’autorité et surtout d’âme, partageant ce qu’il exprime avoir été une prière quotidienne lors des sessions près de Bolzano, face au massif des Dolomites. Ce contact avec les cimes tyroliennes a pu nourrir une prestation sentie en profondeur, à l’honneur de son interprète qui par sa force spirituelle transforme l’expérience en évidence. Après celle de Mrs. Podger qui la prodigue aussi en concert, la leçon va-t-elle doper la mode des réappropriations de ce corpus par la corporation des violonistes ?
Dans l’album Et’Cetera, la note d’intention page 10 mériterait un trigger warning, du moins grammatical, dans la mesure où les propos de Karel Steylaerts, s’exprimant à la première personne, font l’objet d’un accord au féminin. On y lit par exemple que ces Suites, « à d’innombrables moments de ma vie, m’ont guidée, m’ont emplie de joie et m’ont réconfortée ». Traduction française à revoir ? Les mois de réclusion sanitaire permirent au soliste de notre Philharmonie bruxelloise de réviser ces pages qu’il connait depuis longtemps, de parfaire sa propre conception, alimentée par les différentes sources, et d’enregistrer le résultat à l’été 2020, dans l’église Saint Hilaire d’Audenarde.
Sur son instrument napolitain de 1835, cordé en métal, Karel Steylaerts livre une lecture plus énergique et vaillante qu’élégante ou intériorisée (la Sarabande BWV 1008, superficiellement visitée). D’emblée, le célébrissime portique BWV 1007 annonce que certains traits seront parcourus hâtivement. Dans la Suite en mi bémol majeur, d’un accès certes plus ardu que les trois premières, l’élan de la Courante ne permet ni de peaufiner les trilles, ni la fermeté des appuis ; la Bourrée tournoie un peu vainement, les gammes en fusée s’empressent imprécisément. La Gavotte BWV 1011 sait-elle sur quel pied danser quand l’exécution, parfois béante, peine à recréer l’illusion polyphonique ? Le lot en ut majeur semble le mieux venu : souplesse du Prélude, fantaisie de la Gigue. Même dans la tessiture redoutée de l’ultime BWV 1012, le soliste relève certes le gant des enjeux techniques (superbe Courante) mais là encore, la réussite esthétique n’est pas toujours probante : le recueillement de la Sarabande malaxe des songes inconfortables, la Gavotte claudique disgracieusement.
Au demeurant, une profuse discographie dominée par tant d’illustres archets depuis près d’un siècle (comment notre évaluation pourrait-elle ne pas hiérarchiser les priorités face à Pablo Casals, Pierre Fournier, Jean-Guihen Queyras, Anner Bylsma… ?) devrait imposer prudence et de sérieux arguments pour se lancer dans l’aventure et briguer un neuf intérêt pour l’auditeur. À l’instar de la photo de couverture biaisée et tronquée, le présent témoignage laisse une impression d’étrangeté et surtout d’inaboutissement. Le culot est-il armé pour se mesurer à pareil héritage quand il se tient à gué de l’émotion et de l’éclat, et manifeste ce qui sépare une honorable d’une grande version ? Elle pourra s’apprécier comme un jalon dans la trajectoire de l’artiste, fût-ce « tel un cadeau à lui-même » suggère d’ailleurs le lucide livret.
Arcana = Son : 8 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
Et’Cetera = Son : 8,5 – Livret : 7,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 6,5
Christophe Steyne