À Bozar, Klaus Mäkelä et le Concertgebouw titanesques dans la Symphonie n°1 de Mahler

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Couchée sur le papier par un compositeur qui n’avait pas encore 30 ans, la Symphonie n°1 de Gustav Mahler, d’une profonde originalité, fut celle de ses œuvres qu’il entendit résonner pour la première fois. La veille de sa création à Budapest le 20 novembre 1889, au septième ciel, il se félicitait du zèle avec lequel la Société Philharmonique avait répété l’œuvre : "La répétition générale d’aujourd’hui m’a apporté la certitude que je n’entendrai jamais mon œuvre exécutée aussi parfaitement". Quelques années plus tard, Mahler avait encore en mémoire la déconvenue qu’il avait essuyée le lendemain : "À Pest, où j’ai dirigé pour la première fois [la Première Symphonie], mes amis se sont écartés de moi avec terreur. Pas un seul d’entre eux n’a osé me parler de mon œuvre, ni de son exécution, et j’ai erré comme un malade ou un condamné à mort". Les critiques tirèrent, en effet, à boulets rouges sur la partition. La jugeant informe, ils fustigèrent également la pauvreté harmonique et la pédale "la plus longue de toute la littérature musicale" qui caractérisent le premier mouvement, l’extrême simplicité de la marche funèbre, "triviale et sentimentale", et "l’absence de goût monstrueuse" du finale. La longueur de l’œuvre lui valut d’être baptisée "Symphonie des points d’orgue" par un commentateur malicieux. 

Mahler retoucha sa partition en 1893. Il étoffa considérablement son orchestration, supprima le deuxième mouvement prévu initialement, trop sentimental à son goût, mais s’abstint courageusement de faire table rase des passages épinglés par la critique comme "bizarres" ou "vulgaires".    

Baignant dans l’atmosphère de la littérature romantique allemande, et en particulier celle de Jean Paul, la symphonie entendait illustrer, selon les confidences du compositeur à Natalie Bauer-Lechner, les pérégrinations d’un jeune homme sans défense, livré à toutes les attaques. Une partie du matériau musical provient des Lieder eines fahrenden Gesellen de 1884-1885, ce qui permet notamment d’expliquer le caractère inhabituellement lyrique du mouvement initial.  

Appelé ce jeudi 8 mai à défendre sa version de cette œuvre à la tête du somptueux Concertgebouw d’Amsterdam, Klaus Mäkelä était attendu au tournant. Comment aurait-il pu en aller autrement après les interprétations très remarquées de quelques-uns des fleurons du répertoire, et notamment du Sacre du printemps et de L’Oiseau de feu de Stravinsky, que nous a récemment livrées ce jeune chef de 29 ans ?

D’entrée de jeu, Mäkelä nous plonge dans l’expectative en entamant, avec une langueur exquise, conforme aux intentions du compositeur (Langsam, Schleppend, prescrit la partition), la longue pédale de la sur laquelle débute l’introduction du premier mouvement. Les chants d’oiseaux des vents et les fanfares voilées des trompettes en coulisses s’invitent peu à peu avec une infinie délicatesse, décrivant, selon le compositeur, "l’éveil de la nature après un long sommeil d’hiver". Suspendant le cours du temps, le chef finlandais instaure d’emblée un climat rêveur et pittoresque. Celui-ci se poursuit dans le premier thème, bucolique et jovial à souhait. La souveraineté avec laquelle le chef se rend maître de la dynamique et mène ses musiciens au paroxysme du mouvement subjugue. Maintenant cet état de grâce durant la réexposition de l’introduction et le développement, l’orchestre exhibe ensuite toute l’étendue de sa palette dans les fanfares appuyées par les cuivres qui, libérés des coulisses, s’époumonnent avec joie jusqu’au terme de cette délicieuse élégie printanière. De bout en bout, la musique coule de source avec abandon et spontanéité. Le plaisir est total, d’autant que la battue de Mäkelä, à mille lieues des pulsations métronomiques auxquelles nous ont habitués certains chefs, est un plaisir pour les yeux. Souple et discrète, elle émerveille autant par son économie que par son efficacité. Les chefs les plus nerveux ne seraient-ils pas ceux qui ont le plus de mal à maîtriser leur attelage ? Au terme de ce mouvement haut en couleurs et regorgeant de contrastes, le public aura du mal à réprimer quelques applaudissements. 

Dans le second mouvement, qui voit le héros du récit mahlérien s’adapter à la vie, s’illustre l’un des länder les plus savoureux de Mahler. Mäkelä lui imprime le mouvement adéquat, ample et énergique (Kräftig bewegt, doch nicht zu schnell) et l’orchestre amstellodamois, les couleurs dont il a le secret. Le Trio enchante par ses rythmes de danse enlevés avec élégance et subtilité. La réapparition du länder donne au chef et à ses ouailles l’occasion de briller de tous leurs feux : les contrastes impressionnent, de même que les changements impromptus de tempo conduisant au fabuleux tutti conclusif.

Dans la marche funèbre du troisième mouvement, qui repose, comme on sait, sur le canon d’étudiants Bruder Martin – mieux connu du public francophone sous le titre de Frère Jacques – mais dans le mode mineur, le héros prend conscience de la douleur et des sarcasmes effrayants du monde. Mahler souhaitait que l’on se représentât cette marche ténébreuse "comme si elle était massacrée par une mauvaise musique municipale". Inspirée d’une gravure de Moritz von Schwind ayant pour titre "L’Enterrement du chasseur", tirée d’un recueil de contes de fées et illustrant la procession d’un cortège d’animaux menant un chasseur trépassé à sa dernière demeure, elle devait, toujours d’après le compositeur, créer une impression tantôt ironique et joyeuse, tantôt sombrement méditative. L’orchestration ingénieuse, qui contraint les contrebasses et les bassons à se hisser dans les aigus et les flûtes à se vautrer dans le grave, produit, dès les premières mesures, une sonorité assourdie et fantomatique qui donne le frisson. Le tempo langoureux choisi par Mäkelä pour propulser la marche paraît ici moins inspiré et opportun que dans les mouvements précédents, eu regard aux instructions du compositeur (ohne zu schleppen). Le chef fait ensuite entrer les Musikanten bohémiens sur la pointe des pieds, faisant boîter le petit orchestre auquel il impose une succession d’accelerandos et de rallentandos. Ceux-ci confèrent à leur rengaine populaire des allures bien venues de musique de brasserie, reflétant, quoiqu’avec retenue, la banalité et la vulgarité de cette "musique municipale" recherchées par Mahler. 

Vient enfin l’orage, qui "éclate tout à coup comme l’explosion brutale et désespérée d’un cœur profondément meurtri". Cet "hurlement de terreur", suggérant le terrible combat du héros "contre tous les chagrins du monde", est l’un des coups de théâtre les plus célèbres du répertoire symphonique. Mäkelä et le Concertgebouw mettent ici à profit la relative lenteur des tempi adoptés dans les trois premiers mouvements pour créer, dans ce long finale fracassant, des contrastes fulgurants. Symphonie au cœur de la symphonie, ce finale titanesque prend, sous la baguette du chef finlandais, des accents tour à tour démoniaques et orgiaques. Les envolées des cordes, les cris stridents des bois, le tonnerre des percussions et les fanfares des cuivres, d’une énergie et d’une sauvagerie presque outrancières, font froid dans le dos. Le long chant immobile et presque mystique des violons apporte un bref réconfort, avant que la longue pédale de la du premier mouvement, confinée cette fois au registre aigu, ne convoque un grand moment de détente. Alors qu’un crescendo, rondement mené, transperce les nuages, l’orchestre, plus que jamais rivé aux yeux de son chef, entame le grand choral triomphal proclamant la victoire du héros, baignant la splendide salle Henry Le Bœuf dans une lumière radieuse.

Au terme de ce voyage sonore fascinant, nous retiendrons surtout la richesse des timbres, la multiplicité des coloris, la finesse narrative et la variété d’atmosphères que sont parvenus à étaler Klaus Mäkelä et le Concertgebouw d’Amsterdam. Ne cherchant nullement à se distinguer par une grandiloquence de mauvais goût ni par des effets de manche tapageurs, Mäkelä confirme, à ceux qui l’ignoraient encore, qu’il a l’étoffe d’un grand chef. Les talentueux musiciens du Concertgebouw, dont les applaudissements furent presque aussi nourris que ceux du public – et c’est peu dire –, prirent un plaisir manifeste à se produire sous sa conduite.

Bruxelles, Bozar, 8 mai 2025

Olivier Vrins

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