Tchaïkovski par le Dudokquartet Amsterdam, une formation au lyrisme étincelant
Piotr Illich Tchaïkovski (1840 – 1893) : String Quartet Vo.1 Quatuor à cordes n° 1 en ré mineur Opus 11 – Quatuor à cordes n° 2 en fa majeur opus 22 – Air de Lensky (extrait de l’opéra Eugène Onéguine transcription pour quatuor à cordes par David Faber) / Dudokquartet Amsterdam : Judith van Driel - Marleen Wester, violons – Marie Louise de Jong, alto – David Faber, violoncelle. 2022 et 2023. Livret en anglais, néerlandais et allemand. 71’53’’. Rubicon RCD1103.
La photo de couverture de ce CD, en montrant le Dudokquartet Amsterdam dans un intérieur typiquement hollandais à la manière d’un tableau flamand, renvoie inconsciemment à l’image de ces salons charmants et raffinés du nord de l’Europe, et par extension à ceux plus éloignés de Saint-Pétersbourg et de Moscou à l’époque tsariste. Dans une atmosphère à la fois chaleureuse et intime ces salons étaient fréquentés à la fin du 19ème siècle par toute l’intelligentzia russe dont Tchaïkovski faisait lui-même partie, et où ses œuvres étaient parfois jouées.
Tchaïkovski est devenu très célèbre grâce à ses musiques de ballet (Lac des Cygnes – Casse-Noisette – La belle au bois dormant), à ses opéras (Eugène Onéguine – La Dame de Pique etc…) et bien sûr à ses grandes œuvres symphoniques et concertantes (comprenant notamment ses six symphonies, ses poèmes symphoniques, ses concertos pour piano, son concerto pour violon et les variations Rococo pour violoncelle et orchestre). Cependant, une partie de sa production est restée jusqu’à ce jour moins fréquentée par les interprètes. Sans doute Tchaïkovski lui-même n’est pas étranger à ce phénomène, en privilégiant sa musique orchestrale. Il est vrai que durant sa vie, il négligera certains types de répertoires et tout particulièrement sa musique de chambre puisqu’il ne composera que trois quatuors à cordes, un mouvement de quatuor, un trio pour piano violon et violoncelle et un sextuor à cordes intitulé « Souvenir de Florence ». Si ces œuvres sont peu nombreuses, leur qualité est par contre exceptionnelle.
De nos jours encore de nombreuses musiques composées par Tchaïkovski demeurent moins jouées, comme une grande partie de son œuvre pour piano (qui représente tout de même une centaine de pièces souvent regroupées en cahiers). Seules échapperont à ce phénomène les Saisons opus 37a ainsi que quelques pièces éparses comme la Dumka, Chanson triste ou les deux grandes sonates. Ses mélodies et romances pour voix et piano subiront aussi un sort identique, alors que ces pièces charmantes, aux accents typiquement russes, étaient fréquemment jouées de son vivant et représentent aujourd’hui autant de témoignages précieux et émouvants qui font écho aux goûts de cette aristocratie raffinée de la fin du dix-neuvième siècle, aujourd’hui disparue.
Les trois quatuors à cordes de Tchaïkovski sont trop rarement interprétés tant au disque qu’au concert, malgré leurs indéniables qualités. L’interprétation de ces œuvres sensibles nées dans un moule romantique typiquement russe nécessite une approche particulière pour en révéler toutes les spécificités de l’âme slave qu’elles recèlent, et ce, tout en s’intégrant dans un cadre musical venu d’Europe occidentale. Fort heureusement, des formations russes, (comme les Quatuors Borodine, Taneïev, Chostakovitch, ainsi que les Quatuors de Moscou et de Saint-Pétersbourg) ont toujours veillé à leur maintien constant au répertoire, tant en Russie qu’à l’étranger. Certains grands quatuors occidentaux se sont eux aussi appropriés ces œuvres comme les Quatuors Danel, Emerson, Keller ou Gabrieli. Avec le Dudokquartet Amsterdam arrive une nouvelle génération de talentueux interprètes. Ce quatuor aborde ce répertoire en toute légitimité compte tenu de sa filiation musicale, puisque ses membres ont été formés à Amsterdam par les musiciens constituant le Quatuor Danel, eux-mêmes élèves du mythique Quatuor Borodine à Moscou.
Après avoir parcouru avec bonheur le répertoire du quatuor à cordes allant de Haydn à Bacewicz, sans oublier les compositeurs hollandais actuels, le Dudokquartet Amsterdam aborde cette intégrale des quatuors de Tchaïkovski comme un nouveau jalon discographique important, d’autant que cette entreprise s’avère difficile à réaliser pour des raisons de durée : l’ensemble étant trop long pour figurer sur un seul disque, mais trop court pour en remplir un second. L’intégrale des quatuors de Tchaïkovski au disque se voit généralement complétée par le sextuor à cordes « Souvenir de Florence » composé vingt ans plus tard. Cependant, si ces œuvres ont une instrumentation partiellement commune, ils n’ont pas de liens directs que ce soit dans le style ou l’inspiration. Ce couplage n’est pas l’option retenue par le Dudokquartet Amsterdam qui propose en complément de programme ses propres transcriptions pour quatuor à cordes d’autres pièces composées à l’origine par Tchaïkovski pour d’autres instruments. Ces transcriptions ont été effectuées par David Faber, le violoncelliste de la formation. Dans ce premier volume, les interprètes proposent une magnifique transcription du célèbre air de Lenski, tiré de l’opéra Eugène Onéguine. Le second volume, déjà disponible, propose quant à lui l’adaptation pour quatuor à cordes de quatre pièces tirées du cycle pianistique « Les saisons ».
Si le genre du quatuor à cordes a été popularisé à l’époque classique par Joseph Haydn, il est devenu rapidement l’apanage des grands compositeurs germaniques des générations suivantes comme Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms, Schumann etc… Parmi les musiciens originaires d’Europe centrale et de l’Est, les tchèques influencés par la culture germanique (Dvořák, Smetana, Janáček, Martinů…) ont eux aussi beaucoup composé pour cette formation. Les compositeurs russes se sont eux aussi confrontés à ce genre musical avec tout d’abord Glinka dès 1830 et pendant tout le 19ème siècle avec Borodine, Arensky, Glazounov, et Rimski-Korsakov puis au vingtième siècle avec Miaskovsky, Prokofiev, Chostakovitch, Vainberg, Schnittke, etc., et même un pianiste dans l’âme comme Rachmaninov alors âgé de seize ans cédera fugacement aux charmes du quatuor à cordes, laissant uniquement deux œuvres inachevées et d’un intérêt mineur. Tchaïkovski est donc l’un des premiers compositeurs russes à avoir écrit pour cette formation et surtout à avoir laissé des œuvres majeures. Cependant Tchaïkovski préférait la musique orchestrale à la musique de chambre et réalisera en 1888 une version orchestrée (pour violoncelle et orchestre à cordes) de l’Andante cantabile du premier quatuor.
Ce Quatuor n°1 à cordes a été composé par Tchaïkovski pour des raisons purement pratiques et en vue d’un évènement très particulier. En effet, entre 1871 et 1876, Tchaïkovski vivra à Moscou. A son arrivée à Moscou, c’est un jeune musicien encore inconnu et désargenté et pour se faire connaître auprès du monde culturel moscovite (et aussi avouons-le, pour améliorer ses finances), il organise un concert consacré à ses propres compositions. Ce concert qui remportera un grand succès a eu lieu devant un public particulièrement cultivé et trié sur le volet ; des célébrités comme Tolstoï et Tourgueniev assisteront à l’évènement. Comme Tchaïkovski n’a pas les moyens financiers d’engager un orchestre de chambre, il se voit contraint de composer une œuvre nouvelle pour une formation plus réduite et son choix se porte tout naturellement sur le quatuor à cordes. Ainsi naît en février 1871 le Quatuor n°1 à cordes opus 11. Composé en un mois, ce quatuor est ainsi sa toute première œuvre de musique de chambre. Son lyrisme intense et généreux, et bien qu’il baigne dans une atmosphère relativement sereine, fait souvent référence aux modèles occidentaux et tout particulièrement à Schubert. Il demeure néanmoins d’une facture typiquement russe en reprenant certaines caractéristiques des musiques populaires comme la mélodie d’une chanson : « Vania était assis sur le divan », chanson qu’il avait entendue par un jardinier à Kamenka (ville où résidait sa sœur Alexandra qui possédait une grande propriété et où Tchaïkovski fera de longs séjours en villégiature dès 1865 jusqu’à sa mort). Cette œuvre contient toute l’expressivité généreuse dont Tchaïkovski fera toujours preuve dans sa musique avec cette alternance de fraîcheur sereine et de tragédie contenue dans le premier mouvement (Moderato e semplice), cette expression simple et émue du deuxième mouvement, le lyrisme intense et agité du Scherzo et l’extrême richesse mélodique du Finale achevant le quatuor en un véritable feu d’artifice sonore avec une profusion de thèmes mélodiques si distinctifs de son style.
Le Quatuor n°2 à cordes verra le jour trois ans plus tard en 1874 dans un tout autre contexte : Tchaïkovski est alors un musicien reconnu et apprécié, son ouverture « La Tempête » d’après Shakespeare et son opéra « Opritchnik » viennent de remporter un grand succès populaire, bien que son auteur émette quelques réserves sur la qualité de ce dernier. C’est dans cet environnement très favorable que le Quatuor n°2 voit le jour en janvier 1874. Tchaïkovski confie à son sujet : Aucune (œuvre) n’a été écrite avec autant d’aisance et de spontanéité. Cet ouvrage fait preuve d’un grand modernisme pour l’époque et s’il obtient un grand succès populaire, il déroute alors certains auditeurs comme Anton Rubinstein, l’ancien professeur de composition de Tchaïkovski. Ce dernier qui assiste à une première audition privée de l’œuvre chez son frère Nikolaï déclare à Tchaïkovski, avec toute la franchise qui le caractérise, « ne pas aimer ce quatuor et que le véritable style du quatuor lui manque » ce qui ne semble pas être l’avis du reste de l’assistance, tous sont enthousiasmés par la nouvelle œuvre.
Comme l’indique la pochette du CD, deux ans plus tard, le critique moscovite Herman Laroche donnera peut-être un début d’explication à ce sentiment mitigé dû certainement au caractère novateur du quatuor : « Il s'agit peut-être de l'œuvre la plus singulière et originale de ce compositeur à ce jour. Les humeurs élégiaques, réfléchies et douces, ainsi que la nervosité omniprésente si typique de Tchaïkovski, ont pris ici une forme intéressante et autonome ».
Avec le recul il semblerait que ce Quatuor n°2 trahisse une certaine dualité dans l’esprit de Tchaïkovski où il se trouve partagé d’une part entre la confidence intime, incarnée principalement par l’adagio introductif puis par « l’Andante ma non troppo » et d’autre part par un certain académisme obligé, dans les deux mouvements rapides (le scherzo ainsi que le Finale). Certes cette opposition nuit à l’unité de l’œuvre (ce qui a certainement perturbé Anton Rubinstein), mais nous vaut a contrario la mise en valeur l’une des plus belles pages jamais écrites pour le quatuor à cordes. Par ailleurs dans cette œuvre le compositeur se montre particulièrement novateur en faisant preuve d’une grande inventivité mélodique et harmonique et notamment dans le premier mouvement en créant une angoisse par ses chromatismes et en retardant à dessein une résolution harmonique apaisante. On note aussi par ses mesures ternaires une grande audace rythmique dans le volubile scherzo qui comporte dans son Trio des tournures musicales rappelant Borodine. Si l’Allegro con moto final demeure plus conventionnel, le joyau de ce quatuor demeure cependant son émouvant Andante ma non troppo.
Le Dudokquartet Amsterdam nous propose en complément de programme une transcription effectuée par David Faber de l’air de Lenski extrait d’Eugène Onéguine un des plus célèbres opéras de Tchaïkovski où il adapte le Roman d’Alexandre Pouchkine. Là encore le lyrisme prédomine dans cette œuvre méditative et amère où Lenski exprime tout son abattement et s’interroge sur le sens du destin, Eugène Onéguine ayant tenté de séduire par désœuvrement Olga sa fiancée, ce qui entraînera un duel à mort entre les deux anciens amis, et qui s’achèvera par la mort de Lenski. Celui-ci désemparé avant le duel médite sur l’amitié et doute de l’amour d’Olga. La formation du quatuor à cordes se prête idéalement à la transcription de cette pièce méditative.
Parmi les rares versions de l’intégrale des Quatuors à cordes de Tchaïkovski il convient de citer tout particulièrement les deux versions du Quatuor Borodine chez Melodiya en 1964 (repris par Chandos) puis Teldec en 1993, effectuées à vingt-neuf ans d’intervalle sont hautement recommandables, la première version ayant été effectuée en 1964 dans la formation d’origine avec Rotsislav Dubinsky comme premier violon, et ayant été remplacé par Mikhail Kopelman dans la version de 1993. Il ne faut pas négliger pour autant leurs élèves, le Quatuor Danel qui en a signé une magnifique version chez CPO dans le même couplage que les Borodine (avec les Souvenirs de Florence). D’autres versions très recommandables sont aussi disponibles comme celles du Quatuor Gabrieli et du Quatuor d’Utrecht. Cependant la magnifique version à la fois engagée, juvénile et d’un lyrisme confondant effectuée par le Dudokquartet Amsterdam, enregistrée de surcroît dans d’excellentes conditions acoustiques, mérite une écoute toute particulière.
Notes : Son : 9 Livret : 8 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean-Noël Régnier