Tournant le dos à ses artistes de demain, la Flandre rend un vibrant hommage à ceux du passé

par

« Willaert e la Scuola Fiamminga a San Marco ». Adrian Willaert (1490-1562), Cipriano De Rore (c. 1515-1565), Jacques Buus (c. 1500-1565) et Pietro Lupus (c. 1490-c. 1530): Motets et madrigaux. Cappella Marciana, La Pifarescha, dir. Marco Gemmani.2019-69’14"-Textes de présentation en italien et en anglais-Textes chantés en latin et en italien, traduits en italien et en anglais-Concerto Classic 2117

Alors que la politique (anti-?)culturelle du nouveau gouvernement flamand n’en finit pas de faire des vagues, paraît dans les bacs une galette richement illustrée estampillée du lion des Flandres, flanqué d’un fier "State of the Art" et d’un "Flanders is Art" en guise d’accroches. À la vue de ce disque, on pourrait presque penser que le vif émoi suscité par les coupes budgétaires de 60% annoncées il y a peu par l’Exécutif flamand dans les subventions accordées au secteur culturel, couplées aux réductions non moins drastiques imposées aux médias publics (dont on connaît le rôle essentiel en matière de sensibilisation à la culture) n’est qu’une tempête dans un verre d’eau. 

Sauf que ce CD n’a pas été produit par le département de la Culture, mais par VisitFlanders – l’office du Tourisme du Nord de la Belgique – et que les seuls artistes flamands qui en tireront profit sont  quatre compositeurs nés il y a plus de cinq siècles, dont la renommée n’est plus à faire. Eh quoi ! pourquoi faudrait-il encore investir dans les talents de demain, alors que tant d’artistes disparus, et qui ont dès lors la sagesse de ne plus rien quémander à personne, sont aussi à même qu’eux de porter haut les couleurs de la Flandre…? 

Véritable "produit marketing", ce CD ne fait donc pas mystère de ses intentions. L’ambition affichée par le monde politique flamand dans le livret flamboyant (rédigé en anglais et en italien) qui accompagne cet enregistrement n’est pas de soutenir le secteur culturel du Nord du pays, mais de promouvoir le tourisme, cette immigration de courte durée qui, sur le plan financier, rapporte plus qu’elle ne coûte mais dont le rendement, au plan culturel, est bien plus pauvre que celui de l’immigration de longue durée. Alors qu’il vante les mérites d’immigrés flamands accueillis à bras ouverts sur la côte adriatique, ce disque semble donc vouloir, dans un mouvement de balancier, rameuter les visiteurs en Flandre. Quant aux quelques mots élogieux adressés, en passant, par le directeur de l’Office du Tourisme flamand à deux artistes contemporains (Luc Tuymans et Michaël Borremans), au Collegium Vocale de Philippe Herreweghe et aux festivals anversois, brugeois et louvaniste de musique ancienne Laus Polyphoniae, Music Antiqua et Voices of Passion, gageons qu’il fera rire jaune les artistes flamands, autrement plus nombreux, que le gouvernement jaune et noir s’apprête à priver de subventions. 

Il est vrai que les milieux artistiques n’ont pas toujours été tendres envers la droite nationaliste actuellement au pouvoir en Flandre. Mais faut-il s’en étonner? En effet, la nouvelle ligne politique adoptée par le gouvernement flamand ne donne-t-elle pas raison à Georges Enesco, qui prédisait, à l’occasion d’un entretien avec le rédacteur-en-chef de la Gazeta românesca le 28 mars 1936: "Le triomphe du nationalisme et de l'irrationnalisme constitue un grand danger pour toute l'humanité, spécialement pour le monde des sciences, des arts et de la culture"?

Quoi qu’il en soit, c’est à ces artistes que Crescendo Magazine trouve aujourd’hui l’occasion rêvée d’affirmer son soutien.

Mais ne gâchons pas notre plaisir. Car ce disque est un régal pour les oreilles comme pour les yeux ! Comme vous l’aurez déjà compris à la lecture de ce qui précède, il fait la part belle à quatre représentants de la polyphonie flamande du Cinquecento qui mirent leur art au service de la République Sérénissime. À la fin du quinzième siècle, vingt-deux chanteurs prodiguaient leurs talents aux fidèles de San Marco. Quatre d’entre eux étaient des Fiamminghi. Parmi eux, Pietro de Fossis accéda au rang de maître de chapelle. À sa mort, en 1525, un autre Flamand, Pietro Lupus, lui succéda jusqu’en 1527, date à laquelle il céda à son tour la place à Adrian Willaert. Ce dernier avait fait ses armes à Paris auprès de Jean Mouton avant de franchir les Alpes. Jusqu’à l’avènement des Gabrieli, celui que les Vénitiens appelaient messer Adriano joua un rôle essentiel dans l’essor de ce qu’il est convenu d’appeler l’École Vénitienne. Willaert rendit l’âme en 1562 et fut remplacé au titre de Magister Cappellae par Cipriano De Rore. Quant à Jacques Buus, il occupa le rôle de sous-organiste à Saint-Marc de 1541 à 1551. 

Quatre motets et trois madrigaux d’Adrian Willaert (Quasi unus de paradisi, Te Deum Patrem, Ave dulcissime Domine, Benedicta es, Giunto m’ha amor, I begli occhi et Amor fortuna) côtoient sur ce disque deux motets et deux madrigaux de Cipriano De Rore (Tantum ergo, Sub tuum praesidium, Beato mi direi et Ancor che col partire), un motet de Pietro Lupus (Panis quem ego dabo) et deux ricercari de Jacques Buus. Neuf de ces quatorze œuvres vocales ou instrumentales sont ici enregistrées par la première fois. Les pièces de musique vocale sont pratiquement toutes doublées ou ornementées par des instruments à vent, comme c’était apparemment l’usage à Venise au seizième siècle. L’acoustique plantureuse (qui, contrairement à ce que pourraient donner à penser les photographies des interprètes qui émaillent le livret, n’est pas celle de la basilique Saint-Marc mais celle de la Sala della Carità de Padoue) nuit quelque peu à l’intelligibilité des textes chantés, que la richesse de la polyphonie rendait, il est vrai, de toute manière déjà très précaire. Le chœur au grand complet de la Cappella Marciana est avare en consonnes, mais le "petit chœur" à une voix par partie, qui se partage la plupart des plages du CD, est somptueux ! Drapés dans l’étoffe des sonorités chaleureuses des cornets et trombones de La Pifaschera, auquel ce disque doit une bonne part de sa réussite, les timbres diaprés des chanteurs suscitent l’émerveillement. L’actuel maître de chapelle de San Marco, Marco Gemmani, dirige les deux ensembles – véritables institutions vénitiennes et internationales – avec brio. 

Voilà donc un disque qui, bien que peut-être "politiquement incorrect" dans le contexte des réformes culturelles qui se profilent aujourd’hui en Flandre, trouvera néanmoins une place de choix sous le sapin. 

Son 9 – Livret 8 – Répertoire 10 – Interprétation 9

 

 

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