Toute la magie du trop rare Prince des pagodes de Britten

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Benjamin Britten (1913-1976) : Le Prince des pagodes, ballet en trois actes, op. 57. Hallé Orchestra, direction Kahchun Wong. 2023. Notice en anglais. 129’. Un album de deux CD Hallé Concerts Society HLD 7565.

Au cours de la seconde partie de l’année 1955, Benjamin Britten entreprend, avec l’inséparable Peter Pears, une tournée de plusieurs mois à Singapour, en Indonésie, au Japon, en Thaïlande et en Inde. Le compositeur travaille depuis longtemps à l’écriture d’un ballet qui lui a été commandé par le Covent Garden. Mais la réalisation se révèle difficile, et seules des esquisses sont concrétisées au moment du départ, alors que la création est fixée pour octobre 1956. La chorégraphie a été confiée au Sadler’s Wells Ballet et au populaire danseur sud-africain John Cranko (1927-1963), qui a son scénario en tête, un mélange d’éléments du Roi Lear, de La Belle et la Bête et d’un conte du XVIIe siècle de Marie-Catherine d’Aulnoy. Britten, qui s’est peu exercé aux rythmes de la musique de danse jusqu’alors, même si des séquences sont présentes, par exemple dans les Soirées musicales 1937), avec une référence à Chopin, dans The Young Person’s Guide to the Orchestra (1946), ou dans les opéras Gloriana (1953) et The Turn of the Screw (1954), a besoin d’un stimulant pour sa créativité.

Il va le trouver en janvier 1956, à Bali, où il séjourne pendant deux semaines. Intéressé par la musique balinaise qu’un ethnologue lui a fait découvrir avant la guerre, il est tout de suite fasciné par le gamelan, qu’il approfondit en assistant à des séances dansées dans des temples. Des lettres témoignent de cet attrait pour les sonorités métalliques qui caractérisent ce style oriental. Le déclic a lieu : Britten mène à bien son œuvre dans laquelle il introduit une vaste percussion qui lui confère un caractère exotique original, chatoyant et luxuriant. Après des péripéties, dont le désistement d’Ernest Ansermet pour raison de santé et des désaccords avec Cranko, la création a lieu le 1er janvier 1957, sous la direction de Britten lui-même, suivie de vingt-deux représentations. Dans la foulée, le compositeur grave pour Decca une version réduite. Quoique critiquée, la chorégraphie, remaniée, sera reprise dans plusieurs villes européennes, ainsi qu’à New York. Le Prince des pagodes attendra néanmoins trois décennies pour réapparaître au répertoire, à nouveau au Covent Garden, en 1989. C’est le danseur Kenneth MacMillan (1929-1992) qui assure cette fois la chorégraphie, filmée pour la télévision britannique et disponible sur DVD (NVC Arts, 1990). On notera encore l’une ou l’autre reprise, notamment à Londres en 2012.

Sur le plan discographique, le bilan à ce jour était plutôt maigre. À la tête du London Sinfonietta, Oliver Knussen en a gravé une version intégrale superlative pour Virgin en 1990, reprise dans le gros coffret « The Collector’s Edition » de 37 CD consacré à Britten (EMI, 2008). Des extraits, sous forme de suite, ont été enregistrés par Leonard Slatkin avec le BBC Symphony Orchestra (Chandos, 2003), puis par Steuart Bedford avec l’Orchestra National de Montpellier (Accord, 2006). La présente initiative de Kahchun Wong (°1986), originaire de Singapour, est donc la bienvenue pour mettre à disposition une deuxième version intégrale. Wong est à la tête du Hallé Orchestra depuis l’été 2023, après avoir effectué un mandat à l’Orchestre Symphonique de Nuremberg entre 2018 et 2022. Il est aussi chef principal invité à la Philharmonie de Dresde et à l’Orchestre Philharmonique du Japon, avec lequel il a gravé il y a deux ans une Cinquième de Mahler (Denon).

Si la vision du ballet de Britten, dans la chorégraphie de MacMillan de 1989, sous la direction de Ashley Lawrence, avec la formidable danseuse Darcey Bussell, alors âgée de 19 ans, est à conseiller pour son côté merveilleux, l’écoute discographique seule est valorisante, même si on ne connaît pas l’argument. Car la partition orientalisante de Britten est pleine de sortilèges et d’enchantements sonores. L’intrigue, assez tarabiscotée, est construite sur la rivalité de deux sœurs autour de l’héritage de l’Empereur, leur père. Ce dernier privilégie la plus jeune, Belle Rose, au détriment de Belle Épine, qui, jalouse, veut se venger. Rose est transportée de façon onirique dans le pays des pagodes, où elle rencontre un prince transformé en salamandre. Après des épreuves, ce voyage aux côtés initiatiques finira par un mariage : le prince, ayant retrouvé forme humaine, aura aidé Rose à récupérer son royaume. 

Sur cette trame, qui englobe d’autres personnages (des prétendants royaux et même un Fou), Britten a composé une partition brillante, orchestrée de façon magistrale (bois par trois, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba) et une abondante percussion (gong, cymbales, cloches, xylophone, vibraphone), pleine d’énergie, de couleurs variées et de rythmes. La part onirique est elle aussi très présente, en particulier dans l’Acte 2, qui met en scène le pays des pagodes. On se laisse envoûter par les accents exotiques ou enchanteurs, par des climax orchestraux bien menés, et par une atmosphère générale de conte de fées. La combinaison entre la percussion et les autres instruments flatte l’oreille. L’exemple, sinon l’influence de Tchaïkowsky et de sa Belle au bois dormant, se retrouve dans la caractérisation des personnages principaux : le hautbois pour Belle Rose, une fanfare de trompettes pour le Prince, le saxophone pour l’Empereur, une mélodie saccadée aux cordes pour Belle Épine. Des échos de Prokofiev, de Strawinsky et même de Schoenberg sont aussi passés par là.

On saluera comme il se doit le choix de Kahchun Wong qui propose l’intégrale de cette partition trop rare au disque. Dans une note préliminaire, le chef signale que lors de ses études à Singapour, il a lui aussi été attiré par le gamelan balinais et qu’il se sent proche de la musique de Britten. Il entame son mandat au Hallé Orchestra par une aventure pleine de magie. Il souligne avec panache et une palette de couleurs affirmées toute l’imagination de Britten, même s’il n'arrive pas tout à fait à se hisser au niveau de la seule autre intégrale, celle d’Oliver Knussen, globalement plus nerveuse et plus incisive, qui demeure la référence pour ce ballet si séduisant.

Son : 8  Notice : 8,5  Répertoire : 10  Interprétation : 8,5

Jean Lacroix

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