Trois Passions de Bach rééditées par Carus, dont la Saint Marc dans une médulleuse interprétation

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Johannes-Passion BWV 245 [1749]. Elizabeth Watts, soprano. Benno Schachtner, alto. Patrick Grahl, Évangéliste et airs. Peter Harvey, paroles du Christ. Matthias Winchkler, Pilate et airs. Hans-Christoph Rademann, Gaechinger Cantorey. Août 2019 / Matthäus-Passion BWV 244. Hannah Morrison, soprano. Sophie Harmsen, alto. Tilman Lichdi, Évangéliste et airs. Peter Harvey, basse (airs). Christian Immler, Jésus. Frieder Bernius, Kammerchor Stuttgart, Barockorchester Stuttgart. Mars 2015 / Markus-Passion BW 247 [reconstitution Diethard Hellmann & Andreas Glöckner]. Dominique Horwitz, récitant. Amarcord. Michael Alexander Willens, Kölner Akademie. Mars 2009. Notices en allemand, anglais. Pas de livret des paroles. Coffret 6 CDs TT 107’42 + 163’49 + 72’54. Carus Verlag CV 83.046

Ce coffret juxtapose les trois Passions de Bach par trois différentes équipes, captées entre 2009 et 2019, déjà parues en volumes séparés, et qui s’appuient sur les partitions diffusées par Carus Verlag. Le livret reproduit une érudite présentation de chaque œuvre et un portrait des artistes.

Dans la Saint Jean, Hans-Christoph Rademann évite la comparaison frontale avec la discographie en optant pour l’ultime mouture de 1749, moins souvent jouée et enregistrée. Une voie qu’explora Hermann Max en 1990 pour le label Capriccio. Outre quelques changements textuels, elle reprend le schéma de la version originale en renforçant le caractère dramatique voire performatif, singularisant les personnages de Pierre et Pilate. Tout en étoffant et modernisant l’orchestre. Plus d’archiluth mais contrebasson (peu audible dans cet enregistrement), deux clavecins, orgue de chambre (ici une réplique d’un instrument de Gottfried Silbermann). Plus de viole d’amour dans Betrachte, meine Seel mais violons en sourdine. La session invite ici une quinzaine de cordes et vingt-cinq choristes : un enviable compromis quant à l’effectif. Un Évangéliste intelligible, plus narratif qu’impliqué. Un Jésus fier, solidement tenu par Peter Harvey. Un Pilate ombrageux. Une Elizabeth Watts ardente, relevant d’une technique parfois opératique (Zerfließe, mein Herze). C’est surtout le chant ductile et subtilement animé de la Gaechinger Cantorey qui fait le prix de cette prestation éloquente et sans outrance.

En revanche, le Kammerchor Stuttgart semble lisse et atone dans la première partie de la Saint Matthieu, désamorçant les ressorts dramaturgiques au profit de lignes décantées, voire désengagées. Et pourtant, combien cingle le Sind Blitze, sind Donner, zesté de flammèches ! On pourra ensuite saluer la finesse et la limpidité du chœur (Der du den Tempel Gottes zerbrichst) dans les deux parties suivantes. En ses réflexions citées dans le livret, Frieder Bernius se rappelle avoir été tenté au milieu des années 1980 par une prestation à une voix par pupitre, avant d’en venir à une conception plus fournie. Plusieurs exécutions dans les deux dernières décennies lui permirent « d’aiguiser sa compréhension de l’œuvre, de son architecture, les profondeurs expressives de ses accompagnati, et la valeur de ses chœurs ». Le plateau rassemble ici deux ensembles d’une quinzaine de voix chacun, sans que l’effet antiphonique soit particulièrement marqué. Ni plus qu’à l’orchestre, au demeurant attentionné, peaufinant ses textures et couleurs, par exemple les diaphanes violons dans Gebt mir meinen Jesum wieder, ou les oboe da caccia sobrement nuancés (quel écheveau de cordes et anches pour le Mache dich, mein Herze, rein !)

Un Évangéliste lucide. Un Jésus acceptant, qui tend à sentimentaliser son calvaire. On retrouve Peter Harvey, tout aussi affirmé que dans la Johannes. Les rôles féminins s’assument avec une sensibilité dénuée d’affectation, notamment dans le célèbre Erbarme dich, mein Gott ici baigné d’une douceur plasmatique. Ces valeureux solistes n’effacent pourtant pas le souvenir des émérites incarnations d’hier, sans doute moins chastes mais plus émouvantes. Un discret pathos, un certain ascétisme se dégagent de cette interprétation qui manque moins de spiritualité que de relief pour s’imposer face à une éminente concurrence : Gustav Leonhardt avec chœurs d’enfants, Nikolaus Harnoncourt le tragédien avec un Kurt Equiluz d‘anthologie, la théâtralité de John Eliot Gardiner, le fervent aplomb d’Eugen Jochum parmi les lectures traditionnalistes…

Wolfgang Gönnenwein fait partie des chefs qui gravèrent les trois Passions (voilà plus d’un demi-siècle, Emi et Erato) incluant la problématique Saint Marc. En 1999 pour Erato, Ton Koopman suivait ses propres intuitions. La difficulté vient que seul le texte, de Picander, a été conservé. Pour les airs, on conjecture des similitudes avec la Trauer-Ode BWV 198 et la cantate Widerstehe doch der Sünde (BWV 54) sans que les recherches aient pu établir si Bach recycla toujours du matériel préexistant. Autre débat pour les récitatifs ! Ceux de la Passion selon Saint-Marc attribuée à Keiser pour Jörg Breiding (Rondeau, 2014) qui s’appuya sur la reconstruction du musicologue Simon Heighes. L’enregistrement par Markus Teutschbein (Rondeau également, 2015) endossa les hypothèses d’Alexander Grychtolik, inspirée des travaux de Heighes et d'un manuscrit retrouvé en 2009 à la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg, reflet d’une exécution à Leipzig en 1744. Dans son SACD capté en mars 2018, Jordi Savall se fonda aussi sur les investigations de Grychtolik. 

Réalisé à l’église Frauenkirche de Dresde en 2009, le présent enregistrement se réfère à la reconstruction établie par Diethard Hellmann en 1964, étayée par Andreas Glöckner, et à une série chorale compilée par Johann Ludwig Dietel en 1735 -une source secondaire qui dérive probablement de la Saint Marc originale. Vous reconnaîtrez certainement les mélodies empruntées aux hymnes Herzlich tut mich Erlangen et Ein' feste Burg ist unser Gott. L’impactante narration par l’acteur Dominique Horwitz (nue, contrairement au témoignage dirigé par Peter Uehling, récité avec l’appoint de basse continue, Coviello Classics, 2016) raconte avec un timbre grenu et une verve digne d’un reportage à chaud : aurait-on préféré un ton moins scénaristique ? Arias et chœurs sont confiés à l’ensemble Amarcord, fondé il y a une trentaine d’années par d’anciens chanteurs de la Thomaskirche, et qui officie ici à une dizaine de voix, employées collectivement ou en soliste. Les profils madrigalesques sont traduits par une interprétation onctueuse, quasiment galante, toute de lumière, en radicale opposition avec les éprouvantes visions des deux autres Passions. L’accompagnement de la Kölner Akademie ne laisse rien désirer en terme de raffinement. Au sommet, un addictif et troublant Falsche Welt, dein schmeichelnd Küssen et le conclusif Bei deinem Grab un Leichenstein, bouleversant de candeur. Si vous ne souhaitez pas investir pour l’intégralité du coffret, briguez néanmoins ce nourricier avatar de la Markus-Passion, où dans les séquences musicales Bach rayonne de son visage le plus humble et affectueux.

Son : 8 à 9 (Saint Marc) – Livret : 9,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 8,5 à 9,5 (Saint Marc)

Christophe Steyne

 

 

 

 

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