Un éventail de Polonaises pour la pianiste Julia Kociuban
Frédéric Chopin (1810-1849) : Polonaises op. 71, n° 1 en ré mineur ; n° 2 en si bémol majeur ; n° 3 en fa mineur. Alfons Szczerbiński (1858-1895) : Polonaise en si bémol majeur op. 13 « en mémoire de la Constitution du 3 Mai ». Jan Kiszwalter (1787-1844) : Polonaise ‘Militaire à la Skrzynecki’. Michal Kleofas Ogiński (1765-1833) : Polonaise en la mineur ‘Les adieux à la Patrie’. Juliusz Zarebski (1854-1885) : Polonaise mélancolique op. 10. Ignacy Jan Paderewski (1860-1941) : Polonaise en si majeur op 9 n° 6. Józef Wieniawski (1837-1912) : Polonaise triomphale op. 21. Julia Kociuban, piano. 2021. Notice en polonais et en anglais. 70.35. Dux 1876.
Ce n’est pas la première fois que le label polonais Dux inscrit à son catalogue Julia Kociuban, née à Cracovie (°1992). Dès 2015, un album Schumann/Chopin/Bacewicz la faisait connaître. Un autre paraissait en 2020, consacré à Tansman et, encore une fois, à Bacewicz. Cette jeune pianiste qui a étudié à l’Université de Musique Chopin de Varsovie, a aussi suivi, au Royal College of Music de Londres, les cours de Dmitri Alexeev, puis ceux de Pavel Gililov au Mozarteum de Salzbourg. Elle propose ici un panorama de polonaises de compositeurs polonais de la période romantique, qui réserve d’intéressantes découvertes.
A tout seigneur, tout honneur. Chopin ouvre le feu avec les trois pages de l’opus 71, publiées à titre posthume au milieu des années 1850, mais qui sont des œuvres de jeunesse, écrites entre 1825 et 1828, pleines de fraîcheur, de vitalité et de charme. Elles montrent à quel point le jeune Chopin, au sortir de l’adolescence, possède une sensibilité subtile et une virtuosité riche d’imagination. La première, un Allegro maestoso, se déroule dans un contexte de rythmes joyeux et légers, avec des accents mélancoliques, alors que la deuxième, Allegro ma non troppo, révèle une fougue et des élans juvéniles bien marqués. Quant à la troisième, Allegro moderato, elle distille un propos intimiste et une chaleur qui parle au cœur. Julia Kociuban joue ces pièces sans excès ni superficialité, dans une approche pleine de pudeur et un bel équilibre des nuances et des couleurs.
La suite du programme emprunte des chemins peu fréquentés, en dehors de la présence d’une Polonaise de Paderewski, la sixième du recueil de son opus 9, publié en 1884/85. Cette autre page de jeunesse d’un virtuose hyperdoué se déploie dans un brillant Allegro moderato qui montre Julia Kociuban très à l’aise au sein de ce panache inspiré. Cinq autres compositeurs sont à l’affiche, que nous visitons ici par ordre chronologique, l’album se prêtant plutôt à une alternance de pièces démonstratives ou intériorisées. Michal Kleofas Ogiński, aristocrate issu d’une famille de musiciens, était destiné à mener une carrière de diplomate. Cet ardent patriote, qui eut l’occasion de travailler le violon avec Giovanni Battista Viotti, s’exila lorsque son pays fut partagé à la fin du XIXe siècle entre l’Empire russe, l’Autriche et la Prusse et ne cessa, notamment à Paris sous l’ère de Napoléon, de défendre la cause de sa terre natale. Sa polonaise de 1794, qui s’intitule « Les Adieux à la patrie », prend des accents tristes et déchirants, empreints d’une grande dignité. Toute la déchirure de l’éloignement est bien mise en évidence par l’interprète. Jan Kiszwalter, né lui aussi du vivant de Mozart, fut professeur de musique à Poznan. Patriote tout aussi ardent, il a composé une série de morceaux pour le piano, dont une Polonaise ‘Militaire à la Skrzynecki », très enlevée, dédiée à un général, commandant en chef du soulèvement de Varsovie en 1830. Ces deux créateurs ilustrent, par l’attractivité de leur écriture, un style héroïque en vigueur dans un pays qui subit alors maints bouleversements.
La Polonaise triomphale de Józef Wieniawski, frère cadet de Henryk, le violoniste réputé, est une page de grande ampleur, vivement chatoyante, publiée en 1862 ; elle se nourrit de la densité et de la majesté du souvenir de Chopin, mais aussi de Liszt, avec lequel ce natif de Lublin travailla à Weimar. Wieniawski allait devenir professeur de piano au Conservatoire de Bruxelles, où il exerça pendant plus de trente ans, jusqu’à son décès dans notre capitale. La Polonaise mélancolique de Julius Zarebski, avec son côté désenchanté, s’inscrit, elle aussi, tout à fait dans la ligne de Chopin. Comme Wieniawski, il fut professeur au Conservatoire de Bruxelles au début des années 1880.
La Polonaise « en mémoire de la Constitution du 3 Mai » est de la main d’Alfons Szczerbinski, compositeur qui étudia à Berlin. Le label Grand Piano a entamé récemment la gravure de ses œuvres complètes (notre article du 22 février dernier). Cette page fougueuse célèbre un événement politique de 1791 : l’instauration en Pologne de la première constitution en Europe (la seconde au monde après celle des Etats-Unis) qui prévoyait notamment la fin de la servitude, l’égalité entre noblesse et bourgeoisie et des élections libres. Ce contexte historique fait le lit d’un style brillant, caractéristique du temps.
Ce programme cohérent, hymne à la Pologne romantique et à l’un de ses genres pianistiques les plus évocateurs, est assuré de bout en bout, avec élégance, hauteur de vues et un investissement de chaque instant, par Julia Kociuban. L’enregistrement a été effectué sur un chaleureux Bösendorfer en décembre 2021.
Son : 10 Notice : 9 Répertoire : 10 (Chopin) – 8/9 (les autres pages) Interprétation : 10
Jean Lacroix