Une invitation au Gaumont Palace en 1939,  avec son orgue de cinéma et son orchestre

par

Oscar STRAUS (1870-1954) : Trois Valses, pour orchestre et orgue. Guy LAFARGE (1904-1990) : Dans le bois, pour orgue et violon, arrangement Ghestem /Tzipine. Nikolaï RIMSKY-KORSAKOV (1844-1908) : Chant indou, pour orgue et violon, arrangement Ghestem/Tzipine. Franz SCHUBERT (1797-1828) : Fantaisie sur divers thèmes, arrangement Salabert. Eric COATES (1886-1957) : Les Oiseaux dans le soir, pour orgue et violon, arrangement Ghestem/Tzipine. Robert PLANQUETTE (1848-1903) : Les Cloches de Corneville, arrangement Faustin Jeanjean. Frédéric CHOPIN (1810-1849) : Tristesse, pour orgue et orchestre, arrangement Ghestem. Jacques OFFENBACH (1819-1880) : Orphée aux enfers pour orgue et orchestre, arrangement non mentionné. Paul MISRAKI (1908-1998) : Dans mon cœur, pour orgue et violon, arrangement Ghestem/Tzipine. JOËGUY : Le Carillonneur de Bruges, pour orgue et violon, arrangement Ghestem/Tzipine. Maurice RAVEL (1875-1937) : Boléro, pour orgue et orchestre. Edvard GRIEG (1843-1907) : Chanson de Solveig, pour orgue et violon, arrangement Ghestem/Tzipine. Franz von VESCSEY (1893-1935) : Chanson du souvenir « Valse triste », arrangement Ghestem/Tzipine. Georges GERSHWIN (1898-1937) : Rhapsody in Blue, arrangement Ferde Grofé, version pour orgue et orchestre. Raoul Gola, piano ; George Ghestem, orgue ; Orchestre du Gaumont-Palace, Georges Tzipine, violon et direction. 1939. Livret en français. 60.03. Hortus 160. 

Six mille places, toutes vêtues de velours rouge ! C’était la capacité de ce palace cinématographique installé au 1 rue Caulaincourt, donnant sur la place Clichy à Paris, aujourd’hui disparu. Construit entre 1898 et 1900 et destiné à devenir l’Hippodrome de Montmartre, il est vite converti en cirque suite à des déboires financiers (Buffalo Bill s’y produit en 1905), puis fermé en 1907. Réouvert en 1911, il porte désormais le nom de Gaumont-Palace, donne des séances de cinéma, propose un restaurant et des attractions sur scène, accueille un orchestre de trente musiciens et un premier orgue, sans doute un Cavaillé-Coll provenant d’une église désaffectée. Le bâtiment est rénové en 1931, avec une nouvelle façade dans le style art déco. Un orgue Christie, d’origine anglaise, entièrement électrique, est installé. Sur quatre claviers et pédalier, il contient quatorze rangs et est muni de percussions et de bruitages. On découvre, au fil des morceaux, les jeux de cloches ou de glockenspiel, les chants d’oiseaux, les marimbas, le xylophone, les tambours... 

A la veille de la seconde guerre mondiale, en 1939, la foule se presse au Gaumont Palace. C’est un lieu incontournable pour ceux qui aiment le cinéma et les divertissements, et la musique y est très présente. Un grand orchestre et les fameuses orgues, tenues par Georges Ghestem, connaissent un considérable succès. Né en 1903 à Roubaix, où il a étudié au Conservatoire, Ghestem est à Paris dès 1921, organiste au cinéma Paramount du Boulevard des Capucines avant de devenir titulaire de l’instrument du Gaumont Palace en 1937. Il est aussi pianiste et compositeur dans les domaines de l’opérette, de la musique sacrée et de la variété. Après le conflit, il travaillera notamment avec André Verschuren. Il meurt en 1978, cinq ans après la destruction du Gaumont Palace.

Cet enregistrement est bien plus qu’un simple hommage au prestigieux monument cinématographique et à ses interprètes les plus emblématiques. La firme Odéon a enregistré en 1939 les œuvres proposées ici ; elles proviennent de la collection d’Eric Cordé, lui aussi organiste, qui signe la notice du livret. Nous laissons le soin au mélomane de découvrir cet intéressant texte mémoriel qui donne des indications sur le programme. Celui-ci est consacré, dans des versions avec orchestre et orgue ou orgue et violon, à des arrangements de pages légères célèbres, des Trois Valses d’Oscar Straus (l’irrésistible voix d’Yvonne Printemps devait rendre ces airs fins et racés) à une fantaisie sur des thèmes de Schubert, aux Cloches de Corneville de Planquette, à l’Orphée aux enfers d’Offenbach ou à la Chanson de Solveig de Grieg et à quelques autres piliers du répertoire de l’époque. Eric Cordé évoque l’orgue : « Il est impressionnant de voir à quel point Georges Ghestem a su assimiler parfaitement la technique et le phrasé si particulier de l’organiste de cinéma, notamment ces délicats et très maîtrisés glissandi, sans compter ces subtilités des registrations que l’on entend dans les duos violon et orgue, où il sait exploiter les richesses sonores de l’orgue de cinéma. »

Un duo violon/orgue ? C’est ici qu’apparaît la figure légendaire du chef d’orchestre Georges Tzipine (1907-1987), né à Paris d’immigrants russes. Il étudie le violon au Conservatoire National de Paris, en devient un virtuose, mais il va privilégier la direction d’orchestre. Son nom est quelque peu oublié de nos jours ; pourtant, deux remarquables albums de la série des « Rarissimes » publiés au début des années 2000 ont permis de se rendre compte qu’il a été un digne et vibrant serviteur de la musique française. On lui doit des gravures d’œuvres d’Arthur Honegger dont certaines font encore référence (parmi elles, la passionnante légende dramatique Nicolas de Flue ou Une cantate de Noël), mais aussi de Jolivet, Vierne, Schmitt, Roussel ou du Groupe des Six. En 1939, c’est au Gaumont Palace que l’on retrouve Georges Tzipine, qui compose lui-même des bandes originales de films, à la tête de l’orchestre du cinéma mais aussi au violon solo, accompagné par l’orgue, ainsi qu’en témoignent sept des pièces proposées ici. Ce mariage insolite avec les ressources de l’orgue de cinéma ne porte pas préjudice à « la ligne mélodique du violon : bien au contraire, elles le supportent d’une bien belle manière », précise encore Eric Cordé. 

Les amateurs de vieilles cires et de raretés seront enchantés (il s’agit bien sûr d’une première en CD), car la numérisation, la restauration et le mastering menés par François Terrazzoni, qui explique les étapes du processus dans une notice complémentaire, sont optimales. Nous ne pouvons que saluer ce travail de mise à disposition de raretés, ainsi que l’initiative de nous replonger dans l’ambiance d’un temps qui précède de si peu les tragiques événements qui vont bientôt submerger l’Europe. D’autant plus que deux surprises de taille attendent l’auditeur : une décapante réduction du Boléro de Ravel (durée : 5.37, le temps d’une face de disque) pour orgue et orchestre, et la Rhapsody in blue de Gershwin, dans l’arrangement de Ferde Grofé, une version orgue et orchestre, auquel vient se joindre le pianiste Raoul Gola (1900-1994). Cet Alsacien qui a fait partie, seul musicien blanc, de l’ensemble américain « Mitchell Jazz Kings » dans les années 1920, puis s’est produit dans des casinos (Nice, Deauville…) ou des salles de cinéma, a été aussi pianiste dans l’orchestre de Raymond Legrand. Il a collaboré à l’écriture de chansons. Cette version déjantée de la partition de Gershwin semble, selon la notice d’Eric Cordé, en être la première gravure française, « avec la spontanéité du jazz mêlé à cette sensibilité colorée toute française ». Une version à connaître pour sa vitalité et son dynamisme particulier ! Tout cela replonge l’auditeur dans une époque qui n’a plus que quelques mois d’insouciance à vivre et dans un univers populaire qui nous parle avec proximité ; on oublie vite le son ancien pour apprécier sa part de charme et le travail sur la couleur des instruments. Il serait injuste que ce témoignage passe inaperçu, d’autant plus qu’il est un bel apport à une meilleure connaissance de Georges Tzipine. Trois photographies montrent le chef d’orchestre-violoniste, l’organiste et la tuyauterie de la première chambre d’orgue. Inestimables documents !

Qu’est devenu l’orgue Christie du Palace Gaumont ? Il a été démonté lorsque la destruction de l’édifice a été décidée et classé monument historique en 1977 pour qu’il ne quitte pas le territoire français. Mis aux enchères, il a été acquis par la municipalité de Nogent-sur-Marne et réinstallé dès 1978 au Pavillon Baltard, une salle de spectacle, où il a servi à plusieurs reprises après son placement. Il a été augmenté d’un rang et a perdu son système électromécanique d’origine pour une adaptation électronique. Il semble que des projets récents de travaux d’entretien aient été envisagés pour lui rendre sa destination et organiser des ciné-concerts. Le sauvetage de cet instrument hors du commun est un bienfait culturel.

Note globale : 10

Jean Lacroix    

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.