Erinnerung : Christiane Karg et l’infinie tendresse des Lieder de Mahler
Gustav MAHLER (1860-1911) : Lieder aus Des Knaben Wunderhorn ; Rückert-Lieder ; Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit. Christiane Karg, soprano ; Malcolm Martineau, piano ; Gustav Mahler, piano (Welte-Mignon Piano Rolls). 2019. Livret en français, en anglais et en allemand. Textes des lieder avec traduction anglaise. 66.44. Harmonia Mundi HMM 905338.
Née à Feuchtwangen en Bavière en 1980, la soprano allemande Christiane Karg étudie au Mozarteum de Salzbourg, notamment avec Wolfgang Holzmair pour le lied, et au Studio international d’Opéra de Hambourg, puis rejoint l’Opéra de Francfort-sur-le-Main. Elle prend aussi des cours avec Grace Bumbry, Mirella Freni ou Robert Holl. Elle fait des débuts remarqués au Festival de Salzbourg en 2006 dans Mozart et bientôt se produit sur la plupart des scènes internationales. Elle a enregistré plusieurs CD pour Berlin Classics, Orfeo, BR-Klassik, DG ou Harmonia Mundi ; pour ce dernier label, il s’agissait récemment de la Symphonie n°2 « Lobgesang » de Mendelssohn et de la Neuvième de Beethoven, chaque fois sous la direction de Pablo Heras-Casado. Dans le domaine du lied, elle a déjà gravé deux CD avec Malcolm Martineau, des pages de Richard Strauss, Fauré, Poulenc, Wolf ou Berg. Elle renouvelle ce partenariat avec le pianiste écossais, qui a accompagné Janet Baker, Thomas Allen, Ian Bostridge, Angela Gheorgiu et quelques autres. Ce CD Mahler est le premier récital soliste de Christiane Karg pour le label Harmonia Mundi ; il plonge l’auditeur dans l’intimité la plus profonde d’un créateur de génie.
L’audition de ce poignant récital se révèle une expérience d’une grande intensité émotionnelle. La voix de Christiane Karg, légère et éthérée, bénéficie d’un timbre délicat, infiniment fragile, caressant et frémissant, qui donne à ces pages une densité expressive teintée de mélancolie et de fine sensualité. C’est le nostalgique Erinnerung, sans doute de l’été 1882, qui donne son titre à ce récital. Il n’y figure qu’assez loin, à ce moment de plus en plus confidentiel qui nous rapproche de l’émouvante et inattendue rencontre de la soprano avec Mahler lui-même, au-delà du temps. Mais c’est aller trop vite en besogne.
Ce panorama s’ouvre par deux lieder du Wunderhorn : le charmant Rheinlegendchen et le rustique et fleuri Wer hat dies Liedlein erdacht ? Christiane Karg crée tout de suite un climat aux couleurs claires et fluides, invitant l’auditeur à une aventure que l’on devine sobrement respectueuse, mais profondément ressentie. L’enchantement commence à produire son effet avec Hans und Grete tiré du Jugendzeit, avec son dialogue entre deux jeunes gens qui s’initient à la valse. La soprano cisèle cette approche juvénile avec fraîcheur. Des lieder du Knaben Wunderhorn suivent, d’où émergent, à fleur de peau mais avec une ironie détachée, la fable Des Antonius von Padua Fischpredigt et sa profusion dynamique, ou Wo die schönen Trompeten blasen avec ses références à la destinée humaine tragique. Quant à Das irdische Leben, c’est l’occasion de faire la preuve de sa compréhension de l’univers mahlérien dans sa dimension implacable ; son interprétation, sur le fil de la rupture, est proche d’un désespoir résigné.
Après ces frissons partagés, les Rückert-Lieder sont attendus avec impatience, et celle-ci est récompensée au plus haut degré. Um Mitternacht et Ich bin der Welt abhanden gekommen sont à faire pleurer les pierres, avec cette descente vers la solitude du premier et l’apesanteur qui abolit toute notion de temps et d’espace dans le deuxième. C’est d’autant plus étreignant que Christiane Karg a distillé une indéfinissable gaieté dans le lied initial Blicke mir nicht in die Lieder !, une immarcescible douceur poétique dans Ich atmet’einen linden Duft !, et une aura magique à l’amour dans Liebst du um Schönheit où Mahler clame son bonheur d’avoir épousé Alma. Notre fascination pour la façon dont la cantatrice prononce les mots comme s’ils s’écoulaient d’une source limpide n’a d’égale que le respect qui nous envahit devant un chant raffiné, pétri d’élégance et de noblesse à la fois. Sans doute tout le monde ne partagera-t-il pas cet avis, argumentant, à travers le rappel d’autres voix prestigieuses -de Félicity Lott à Brigitte Fassbaender, de Christa Ludwig à Sofie von Otter, pour ne citer qu’elles- que la voix de Christiane Karg est trop légère, mais c’est précisément cette capacité à en valoriser toutes les inflexions, jusqu’à la tendresse la plus absolue, qui fait le prix de cette interprétation que l’on qualifiera de librement différente. Malcolm Martineau se révèle à chaque instant un partenaire attentif, respectueux et idéalement complémentaire.
Mais Martineau n’est pas le seul partenaire de Christiane Karg : Mahler lui-même lui offre un inimaginable tapis de notes pour les deux dernier lieder par la grâce des rouleaux Welte-Mignon. En 1905, le compositeur enregistre sur ce procédé mécanique à partir de cartons perforés le premier mouvement de sa Symphonie n° 5 et le dernier de la Symphonie n° 4, mais aussi le lied Ich ging mit Lust. Le label Dal Segno a mis ces perles à disposition en 2003 dans une collection consacrée aux compositeurs ayant gravé leurs propres œuvres de la même manière, parmi lesquels Granados, Debussy, Saint-Saëns ou Fauré. Dans le livret, Christiane Karg raconte qu’elle a connu cette première expérience de chanter avec Mahler comme partenaire virtuel à Bruges, en mai 2008 au cours d’une répétition : Lorsque tous les préparatifs furent terminés, la musique s’éleva. Comme si un fantôme était au clavier, les touches du piano s’enfonçaient toutes seules. La magie qui émanait du mécanisme me donna la chair de poule : j’allais faire de la musique avec Gustav Mahler. On trouve en fin de programme Ich ging mit Lust et Das himmlische Leben de la Symphonie n° 4 dans une interprétation qui a un caractère irréel. La voix gonflée d’une émotion qui affleure encore plus et qui donne des frissons, Christiane Karg s’unit au compositeur à travers l’insouciance du lied et l’hymne de la symphonie à cette « vie céleste » qui respire la sérénité et la paix. A ce niveau de connivence intemporelle, on écoute avec un infini respect. Les mots du commentateur n’ont plus le moindre poids face à une telle résurrection.
On notera que le programme annonce dix-neuf lieder et que les indications des plages du CD confirment cette intention. En fait, il n’y en a que dix-huit, celui qui est prévu à la plage 6, Verlor’ne Müh’, étant passé à la trappe lors du montage. Réalisé à Munich, dans le Studio 1 du Bayerischer Rundfunk du 30 avril au 3 mai 2019, cet enregistrement bénéficie d’une belle prise de son, chaude et généreuse. Est-il utile d’ajouter qu’il doit figurer dans toute discothèque mahlérienne ?
Son : 10 Livret : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix