Une irrésistible Finta Giardiniera de Mozart filmée à la Scala de Milan

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Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : La Finta Giardiniera, dramma giocoso en trois actes K. 196. Krešimir Špicer (Don Anchise), Julie Martin du Theil (Marquise Violante/Sandrina), Bernard Richter (Le comte Belfiore), Anett Fritsch (Arminda), Lucia Cirillo (Don Ramiro), Giulia Semenzato (Serpetta), Mattia Olivieri (Nardo/Roberto) ; Orchestre du Théâtre de la Scala de Milan, direction Diego Fasolis. 2018. Notice et synopsis en anglais et en italien. 179.00. Deux DVD Naxos 2.110689-90. Aussi disponible en Blu Ray.

Longtemps jouée dans sa forme allemande sous le titre Die Gärtnerin aus Liebe, ce n’est qu’en 1978 que La Finta Giardiniera a retrouvé sa version italienne, lorsque fut redécouvert le premier acte original. Affiché depuis lors régulièrement, cet opéra d’un jeune homme de dix-huit ans, créé au Salvatortheater de Munich le 13 janvier 1775, a déjà connu les honneurs du DVD dans d’intéressantes productions d’où émergent celle de Nikolaus Harnoncourt à l’Opéra de Zurich en 2006 (TDK) et celle, sur instruments anciens, d’Emmanuelle Haïm dirigeant le Concert d’Astrée à l’Opéra de Lille en 2014. Naxos propose une autre version sur instruments d’époque, celle de Diego Fasolis à la tête de membres de l’Orchestre de la Scala, captée en public à Milan le 11 octobre 2018, une production créée au Festival de Glyndebourne à l’été 2014. De quoi passer trois heures d’un charme irrésistible, avec un plateau vocal idéal et des instrumentistes menés de façon exubérante par le chef dynamique et inspiré, dans une mise en scène de toute beauté signée Frederic Wake-Walker, avec d’astucieux décors et des costumes élégants tout à fait inscrits dans l’époque de Mozart. L’ensemble, remarquablement filmé par Daniela Vismara, est à mettre sous les yeux de toute personne réfractaire à l’opéra : la conversion est garantie !

Même si tout semble avoir déjà été dit dans ce premier paragraphe, un développement s’impose, car l’aventure n’est pas sans risques face à un livret quelque peu tarabiscoté, qui s’inscrit dans la ligne échevelée d’autres comédies peuplées de quiproquos et de savoureux chassés-croisés amoureux. Attribuée à Giuseppe Petrosellini (1727-1799), un poète lyrique qui a écrit aussi pour Galuppi, Cimarosa, Salieri, Paisiello et quelques autres, l’intrigue commence par la tentative de meurtre, dans un accès de jalousie, de la marquise Violante par le Comte Belfiore. Mais Violante n’est pas morte : elle se met à la recherche de son amant, qu’elle retrouve chez le podestat Don Anchise, déguisée en jardinière et se faisant appeler Sandrina, accompagnée de son serviteur Nardo, lui aussi jardinier et nommé dès lors Roberto. Le Comte Belfiore s’est engagé pour épouser la nièce du podestat, Armida, qu’aime encore et toujours Don Ramiro. On devine les allées et venues sentimentales qui vont résulter de la situation : Don Anchise, que sa servante Serpetta veut séduire, convoite Sandrina/Violante ; celle-ci va se faire reconnaître par le Comte Belfiore, entraînant chez Armida un désir de vengeance. Tout se terminera néanmoins par trois mariages : Violante/Sandrina et Belfiore ; Armida et Don Romero ; Nardo/Roberto et Serpetta. Don Anchise demeurera solitaire. 

On note, dans le récit, une analyse, que l’on peut qualifier de sociale ou même de politique, de la différence entre les classes sociales dites supérieures et les autres. Mais dans l’ambiance que l’on suit, le sourire aux lèvres, la comédie domine tout, exaltée par une impeccable direction d’acteurs. Le côté théâtral est très soigné, avec une délicieuse mise en valeur des mains des protagonistes, dans des attitudes subtiles et synchronisées du meilleur effet, avec des instants quasi chorégraphiques et des jeux d’ombre réussis. L’émotion n’est pas oubliée, la dramatisation étant elle aussi présente dès le départ de l’action, avec le meurtre raté de Violante puis, plus loin dans l’action, lorsque les amants se reconnaissent, ou encore dans la scène de la grotte où se réfugie Sandrina. Entre tendresse et passion, complexité des situations, richesse de l’expressivité, plaintes et allégresse, afféteries bienvenues ou séances d’effeuillage (pudique) pour Don Anchise ou Serpetta, le spectateur ne cesse de baigner dans le plaisir, airs conviviaux et rebondissements musicaux à l’appui, dus à la plume d’un Mozart facétieux. 

Les décors et les costumes, nous l’avons dit, participent beaucoup à la réussite du spectacle. Dans une demeure bourgeoise du XVIIIe siècle qui fait penser à un château, un immense espace, avec portes majestueuses, cheminée et grandes fenêtres, bien utiles pour d’opportunes entrées et sorties, se transformera aisément, à l’Acte III, en un jardin féerique au bord d’une forêt, grâce à d’habiles manipulations effectuées par les chanteurs. Les habits sont un plaisir pour l’œil, en particulier les robes somptueuses et chamarrées d’Arminda, qui projettent dans l’action des couleurs en osmose avec celles de la musique. Les lumières apportent leur part de dynamisme à une action millimétrée en termes de déplacements et de positions, dans une atmosphère exubérante dont on sort ravi. Allier le théâtre de haut niveau à la qualité du chant est un gage de jubilation. 

Le chant ? Sept protagonistes investis et à la voix idéale. Le rôle de Don Anchise a été confié au Croate Krešimir Špicer, habitué de productions baroques, notamment avec William Christie, ou d’autres opéras de Mozart. Cet excellent ténor est impeccable dans cet emploi de noble qui ne dédaigne pas les soupirs de sa soubrette, tout en convoitant la (fausse) jardinière. Son air Dentro il mio petto io sento de l’acte I est savoureux et comique à souhait. La soprano franco-suisse Julie Martin du Theil (Violante/Sandrina) et le ténor lyrique suisse Bernard Richter (Belfiore) forment un couple qui traverse les moments tragiques, douloureux ou passionnés avec une complicité palpable. La soprano joue avec art de sa situation hybride, arrivant à trouver l’équilibre entre les deux conditions sociales qu’elle revêt. Lorsqu’elle évoque les souffrances, dès sa naissance, du sexe dit faible (air Noi donne poverine), elle incarne la condition féminine et son statut avec beaucoup de vérité. Sa cavatine Geme la tortorella donne des frissons. Plus loin, dans la scène de la grotte, où la vengeance d’Arminda l’a conduite, on éprouve avec elle toute l’angoisse et la peur qui l’habitent. En Belfiore, Bernard Richter joue à merveille l’effet de surprise lorsqu’il identifie Violante sous les traits de la jardinière, et son état de confusion proche de la folie est rendu avec une pudeur maîtrisée.

La délicieuse soprano italienne Giulia Semenzato est l’enjouée Serpetta ; elle déploie des trésors de ruse avec un fin lyrisme. Roberto/Nardo, confié au baryton Mattia Olivieri, n’est pas en reste non plus : son sens du comique est communicatif lorsqu’il tente à l’Acte II de démontrer qu’il est polyglotte dans l’air Con un vezzo all’italiana. Don Ramiro, l’amoureux délaissé par Armida qu’il finira malgré tout par épouser, est incarné par la mezzo Lucia Cirillo qui exprime avec justesse la tendresse portée à l’aimée comme la colère de se voir écarté. La soprano allemande Anett Fritsch est une splendide Arminda. Grâce, féminité, voix brillante, avec des capacités de comédienne surabondantes, elle est éblouissante à l’occasion de chacune de ses interventions. Elle utilise avec assurance ses atouts physiques et vocaux pour camper un personnage dont la psychologie évolue au fil de l’action, passant de la certitude de ses charmes au doute progressif, avant la jalousie destructrice puis l’acceptation finale de l’union avec Don Ramiro. 

La réussite est aussi au niveau des airs d’ensembles, dont on a un avant-goût dès le quintette d’entrée qui exalte l’allégresse de l’amour, mais aussi ses faiblesses. Chaque acte s’achève de manière jubilatoire par la réunion des sept protagonistes, dans une ambiance allègre, qui porte au sommet le côté irrésistible du spectacle. Comment ne pas applaudir à cette réalisation de l’Anglais Frederic Wake-Walker, qui va bientôt fêter ses quarante ans et a déjà fait ses preuves dans Britten, Haendel, Richard Strauss ou Tchaïkowski ? Il rend pleinement justice à une musique virevoltante que Diego Fasolis, avec la complicité d’un Orchestre de la Scala aux couleurs ciselées et délicates, porte avec une ardeur qui ne mérite que des éloges. On joindra à ceux-ci les interventions équilibrées, en continuo, du pianoforte de James Vaughan et du clavecin de Paolo Spadaro. Un double DVD à marquer d’une pierre blanche dans la production des opéras de jeunesse de Mozart.  

Note globale : 10

Jean Lacroix

 

    

 

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