Des tubes de la Renaissance, supports d’une réinterprétration entre free jazz et hispanisme

par

AKOÉ – Nuevas Músicas Antiquas. John DOWLAND (c1563-1626), Giulio CACCINI, (1551-1618), Heinrich ISAAC (c1450-1517), Juan DEL ENCINA (1468-1533), Josquin DESPREZ (c1450-1521), Adrien LE ROY (1520-1598), Hildegard VON BINGEN ( 1098-1179), Claudin DE SERMISY (c1495-1562) et anonymes, arrangements Rainer Seiferth.Belén Nieto, flûtes à bec et traversière ; Rainer Seiferth, vihuela ; Miguel Rodrigáñez, contrebasse ; Isabel Martín, voix, percussion ; David Mayoral, percussion ; Michel Godard, serpent. Juin 2019. Livret en anglais, français, allemand. TT 51’07. Alpha 597

Du Moyen-Âge à l’orée du XVIe Siècle, le nom des compositeurs plante le décor, fournit le terreau, l’étincelle. L’instrumentarium (notamment la contrebasse) donne un indice du traitement que va connaître ce minerai, transformé en « éléments venus de sphères musicales très différentes –musique ancienne, jazz, musique folklorique espagnole » selon les mots de Rainer Seiferth, auteur des arrangements. John Dowland annonce la couleur : un Preludio abordé sous une guise assez orthodoxe, suivi d’un Come again, Sweet love doth now en forme de ballade rétro que relève une épicerie qu’on dirait empruntée à l’Ibérie mauresque.

Le texte de présentation signé de Mario Muñoz Carrasco, très instruit de la mythologie grecque, très poétique, légitime cette aventure où l’héritage de ces lointaines époques fertilise l’imagination de notre équipe, finement inspirée par ce matériau, et par le cadre d’El Planchón (Province de Cáceres,  Estrémadure) où se déroulèrent les sessions, invoquant certainement quelques influences arabo-andalouses. Puisque ce texte cite la Bible, et pour interroger le titre du CD, on songerait volontiers aux paraboles du vin et des outres, du drap et de l’habit. Le patchwork ne risque-t-il pas de rapiécer le tissu d’origine, d’écarteler les coutures ? Ces séculaires breuvages réembouteillés sous étiquette de crossover plairont-ils à tous les gosiers ? Les tubes, puisés à un fonds mélodique que reconnaîtront les amateurs de musique de la Renaissance, plient bagage et vagabondent. Travail de mémoire, d’hommage et de réappropriation comme le pratiquaient eux-mêmes les compositeurs d’alors. 

À qui s’adresse ce récital ? Aux mélomanes qui ne sont pas frileux devant l’effacement des cloisons stylistiques, ouverts aux télescopages temporels, transfuges et métissages. Tels qu’ils s’invitent dans des pièces telles Marizapálos qui ne dépareraient pas un album de free jazz. Ou ce Passemèze qui, avant de se trémousser, s’amorce dans un bruissement expérimentateur. Ou la complainte Ay triste que vengo qu’on devine replantée outre-Atlantique dans de brasilisantes vapeurs de bossa. Pour peu qu’on admette les règles du jeu, qu’on accepte de se désorienter, de se perdre pour mieux se retrouver, le voyage embarque dans sa magie propre. Ainsi la transition du O quam mirabilis est de l’abbesse rhénane vers le Tant que Vivray (où le serpent ose quelques barrissements qui peuvent nous transporter en terre d’Afrique), quel pont, quel stratagème !

On aurait aimé que le livret resitue les œuvres originales prêtées à ces métamorphoses, mais l’absence d’information ne menace pas le plaisir de l’écoute. Un produit artistique où il est par nature difficile et même vain de dissocier répertoire et interprétation, dans la mesure où l’un féconde l’autre dans une galerie de miroirs (chevauchant Pégase, siècles et frontières) qui saura charmer ses auditeurs sous le sortilège d’un exotisme revendiqué.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire & Interprétation : 7-8 

Christophe Steyne

 

 

 

 

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