Une reconstitution du Vendredi saint autour d’une Passion de Demantius
Christoph Demantius (1567-1643) : Johannes-Passion ; Prophétie d’Isaïe. Pages religieuses d’Andreas Hammerschmidt (1611-1675), Daniel Selichius (1581-1626), Samuel Scheidt (1587-1654), Johann Hermann Schein (1586-1654) et Heinrich Schütz (1585-1672). Ensemble Polyharmonique, direction artistique Alexander Schneider. 2022. Notice en allemand et en anglais. Textes chantés reproduits avec traduction anglaise. 61’ 58’’. CPO 555 583-2.
On connaît mal l’existence de Christoph Demantius, originaire de Reichenberg en Bohême (aujourd’hui Liberec, en Tchéquie), même si l’on sait qu’il a œuvré à Leipzig en 1594, puis comme cantor à Zittau deux ans plus tard, avant d’occuper, pour le restant de sa vie, le même poste à la cathédrale de Freiberg, en Saxe. Cet exact contemporain de Monteverdi a laissé une œuvre abondante : motets, messes, psaumes, hymnes, musique instrumentale…, ainsi qu’une Passion selon Saint-Jean (1631), qui est au cœur de la présente réalisation, conçue par Alexander Schneider. Membre du Dresdner Kreuzchor avant d’étudier à la Hochschule « Hans Eisler » de Berlin, lauréat du concours Musica Antiqua de Bruges en 2002, ce chanteur et pédagogue réside en Belgique depuis une dizaine d’années ; il enseigne notamment à l’Académie de Beringen. Schneider a réalisé d’autres projets autour de pages de la fin de la Renaissance et de la période du Baroque, notamment de Schütz, Telemann ou Heinichen. L’Ensemble Polyharmonique qu’il dirige est un collectif de chanteurs spécialisés en musique ancienne ; il inclut à la base six solistes vocaux a cappella ou accompagnés par une basse continue et peut évoluer quant à sa composition en fonction du programme. Ici, on trouve les sopranos Magdalene Harer et Joo Won Chung, les ténors Johannes Gaubitz et Thomas Köll, la basse Matthias Lutze et Alexander Schneider, qui est contreténor.
La pochette de l’album précise bien que le présent projet consiste en un « pastiche » avec musique de six compositeurs de la fin de la Renaissance. Cette création artistique vise à reconstituer l’atmosphère émotionnelle et esthétique du Vendredi saint, si important dans l’année de l’église luthérienne, tel qu’il aurait pu être présenté à l’époque. Il s’ouvre par un motet que l’on doit à Andreas Hammerschmidt, un disciple de Schütz qui fit la connaissance de Demantius au cours de sa formation musicale à Freiberg, dans les dernières années de la décennie 1630. Ce motet dépouillé évoque la mort de Jésus et précède une première page de Demantius, Weissagung des Leiden und Sterben Jesu Christi, qui reprend, de façon dramatiquement poignante et en trois brèves pièces d’une durée globale de onze minutes, la Prophétie d’Isaïe, 53, texte prémonitoire centré sur la souffrance du Seigneur. L’ensemble vocal, soutenu par la basse continue, est à fleur de peau et d’âme pour transmettre cette polyphonie narrative.
L’alternance de pièces émanant de divers compositeurs du temps étant le choix de cette production, on retrouve, dans une continuité d’atmosphère religieuse limpide, trois autres pièces de Hammerschmidt, où il est notamment question du repentir du larron sur la Croix et de références à la Cène (saint Matthieu), puis un intermède de Daniel Selichius, qui fut au service de l’évêque d’Osnabrück avant de succéder à Michael Praetorius en 1621 à la cour de Wolfenbüttel. Ici, Saint Matthieu est à nouveau sollicité : la solitude de Jésus au Mont des Oliviers est douloureuse. Dans une atmosphère feutrée et pudique à la fois, on ressent, au niveau vocal, une continuité d’intention, planifiée avec intelligence, avant de découvrir la Passion de Demantius, dont les moments seront, eux aussi, en alternance avec de courtes pièces de Schütz (un extrait des Kleine Geistliche Konzert de 1636), Scheidt (un extrait des Geistliche Concerten de 1638) et Schein (un passage des Opella Nova de 1618).
La Passion selon Saint-Jean de Demantius, qui reprend en allemand l’essentiel du texte évangélique, est animée de façon collective : tous les personnages sont repris, la foule y compris, et sont incarnés par le chœur polyphonique, soutenu par la basse continue. Traitée dans le style de la Renaissance tardive et des motets allemands, elle propose un langage personnel mais encore archaïque et une intuition dramatique, qui s’inscrit bien dans le style des contemporains ; le tout est ici magnifié par l’expressivité des voix et la ferveur maîtrisée. On devine qu’une page historique se tourne et que les futures réalisations de Passions, dont les sommets de Bach, se profilent. Le programme fait un dernier détour par Hammerschmidt avec un motet, Herzlich lieb hab ich dich, qui proclame l’amour pour le Seigneur. On a vécu, tout au long du parcours, une profonde expérience émotionnelle.
Cet album est pleinement de circonstance en cette période pascale. Animé par une profondeur respectueuse et un investissement vocal complice qui allie la retenue au recueillement, la dévotion à la continuité harmonique, c’est une belle illustration de cette Renaissance tardive qui nous a laissé tant de chefs-d’œuvre. On se souviendra, pour la Passion de Demantius, de la version déjà ancienne de l’Ensemble vocal Sagittarius dirigé par Marc Laplénie (Erato, 1989), et de celle du KammerChor Saarbrücken mené par Georg Grün (Christophorus, 2010). Mais l’originalité de la démarche et de la réalisation du présent album le place en tête de discographie.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix