Une superbe intégrale des œuvres pour harpe de Boris Tishchenko

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Boris TISHCHENKO (1939-2010) : Concerto pour harpe et orchestre op. 69 ; Testament, pour soprano, harpe et orgue op. 96 ; A mon frère, pour soprano, harpe et flûte op. 98. Ionella Marinutsa, harpe ; Anara Khassenova, soprano ; Artem Naumenko, flûte ; Anna Homenya, orgue ; International Parisian Symphony Orchestra, direction : Mikhail Sugako. 2020. Livret en anglais. 53.25. Naxos 8.579048. 

Boris Tishchenko naît à Leningrad en 1939. Il y étudie la composition avec Galina Ustvolskaya puis avec Vadim Salmanov. Mais ce sont sans doute les trois années de perfectionnement (1962-1965) passées avec Chostakovitch qui vont avoir sur lui une influence décisive ; il est d’ailleurs considéré comme l’un des héritiers les plus directs du compositeur qui, en 1969, réorchestra le Concerto pour violoncelle que Tishchenko avait dédié à Rostropovitch pendant la période de ses études, en allégeant la pâte orchestrale. Pianiste, chambriste de qualité, intéressé par la musique folklorique et ethnique, Tishchenko, entre néoclassicisme et postromantisme, laisse une œuvre abondante : pour l’orchestre (des symphonies, dont la neuvième est inachevée, des concertos, des ballets), onze sonates pour piano, six quatuors, d’autres partitions de musique de chambre, des œuvres chorales, de la musique de scène, un opéra, une opérette… Pendant une vingtaine d’années, il mènera une carrière de professeur au Conservatoire de sa ville natale qui ne retrouvera son nom de Saint-Pétersbourg qu’en 1991.

Dans son livre La musique russe du XXe siècle (Paris, Fayard, 1994, p. 486), Frans C. Lemaire précise que l’esthétique de Tishchenko « vise essentiellement à un renouvellement du langage qui ne soit pas en rupture avec la tradition ». Le présent CD Naxos, consacré à la harpe dans sa production, en est un bel exemple. Il s’ouvre par deux courtes pages avec soprano. Testament (1986) s’inspire d’un poème de Nikolay Zabolotsky (1903-1958) qui exprime la difficulté à quitter le monde en conservant l’espoir d’un futur meilleur et de participer en quelque sorte à la poursuite de la consécration de la nature. Le poème se termine sur cette envie : « Je ne mourrai pas, mon ami, dans le souffle des fleurs. Je me manifesterai moi-même dans le monde. » Cette pièce, qui a sa part d’exaltation expressive et démonstrative, est destinée à une soprano, une harpe et un orgue. La voix déroule le texte avec des ponctuations des cordes de la harpe et un accompagnement furtif de l’orgue. Les deux instruments vont ensuite s’allier dans un ostinato envoûtant avant que la voix ne réapparaisse et ne s’arrête brusquement. L’autre page, qui date de la même année 1986, s’intitule A mon frère. C’est un hommage à son frère Mikhail qui était homme de science. Ici, c’est un poème sublime de Mikhail Lermontov qui est mis en évidence. Cet écrivain surnommé « le poète du Caucase », et qui était aussi peintre, a connu le même sort tragique que Pouchkine. Né en 1814, il est mort dans un duel à l’âge de vingt-sept ans. Les vers de Lermontov choisis par Tishchenko portent le titre de Testament et l’écriture de la pièce musicale, en cette même année 1986, résonne comme un écho avec celle composée peu avant et qui porte le même intitulé. Cette fois, si la soprano est toujours présente, c’est la flûte qui est en compagnie de la harpe, dans une atmosphère recueillie, au cours de laquelle la douleur se déploie dans un contexte où la soprano et la flûte échangent leurs sentiments en arabesques délicates sur fond de harpe. Celle-ci interviendra finalement de manière abrupte, avant que la soprano n’énonce seule la suite de cette lamentation, rejointe encore dans un cri par les deux instruments. Boris Tishchenko traduit de façon éloquente et déchirante les beaux vers de Lermontov qui proclament dès leur entrée : « Seul avec toi, mon frère,/je voudrais demeurer toujours. » C’est la soprano Anara Khassenova, originaire du Kazakhstan, voix claire et aigus assurés, qui chante ces pages de deuil avec toute l’émotion requise. La Biélorusse Anna Homenya à l’orgue et le Russe Artem Naumenko à la flûte sont des complices idéaux pour ces moments poignants.

Il faut signaler que tous les interprètes de ce CD sont jeunes et établis à Paris. La harpiste Ionella Marinutsa, née à Saint-Pétersbourg en 1992, a été l’élève de la femme de Tishchenko, la harpiste Irina Donskaya pour laquelle le compositeur a écrit son Concerto pour harpe et orchestre de 1977 à l’occasion de leur mariage (le troisième pour le musicien). Irina Donskaya a enregistré l’œuvre en 1979 sous la direction d’Eduard Serov pour le label Northern Flowers, qui a inscrit à son catalogue plusieurs CD de symphonies de Tishchenko. Cette version est disponible sur You Tube. A notre connaissance, il n’en existait pas d’autre gravure jusqu’à celle d’aujourd’hui. Le concerto que joue Ionella Marinutsa sous la direction de Mikhail Sugako, fondateur en décembre 2018 de l’International Parisian Symphony Orchestra voué à des œuvres rares, et qui signe ici son tout premier enregistrement, est une œuvre d’une grande beauté dont les cinq mouvements sont joués sans interruption et trouvent leur unité à travers des thèmes et des motifs communs. La notice de Richard Whitehouse (uniquement en anglais) souligne toute la finesse d’une orchestration qui, dans un climat profondément lyrique, se nimbe de sonorités mystérieuses et insolites (xylophone, blocs de bois, glockenspiel…). Le discours de la harpe est toujours en résonance avec l’un ou l’autre instrument (notamment le piano) ou avec l’orchestre entier, dans un geste scandé (le Moderato) ou enchanteur, comme dans la cadence du second mouvement, Allegro con moto. Dans cette partition, Tishchenko fait aussi intervenir une soprano, dans le bref quatrième mouvement, Intermezzo, une cantilène en suspension que la harpe accompagne avec grâce et mélancolie. Dans l’Andante final, la harpe se lance peu à peu dans une gradation que l’orchestre, joint à elle, mène à une forte intensité avant que peu à peu le calme ne revienne pour se perdre dans le silence. 

Ce superbe programme, admirablement servi par la principale protagoniste, Ionella Marinutsova est une découverte coup-de-cœur. Lorsque Irina Donskaya interpréta le concerto en 1979, Tishchenko entretenait avec le pouvoir soviétique des relations tendues. Son épouse avait souligné avec ascétisme et même sévérité les côtés sombres qui apparaissent de temps à autre et peuvent être accentués, notamment au niveau du tempo. Dans la nouvelle gravure, Marinutsova opte pour la clarté et la définition des couleurs globales, ce que le chef d’orchestre ne manque pas de mettre en évidence avec vigueur et éclat. Les approches sont complémentaires ; elles montrent simplement que la qualité de la partition permet des lectures sinon différentes, du moins teintées de nuances variées. Quoiqu’il en soit, la réussite est ici complète. Réalisé en décembre 2018 (le concerto) et en février 2019, ce disque place sous les projecteurs des solistes de talent et une formation qui, en signant, rappelons-le, son premier album, suscite un intérêt certain qui appelle d’autres gravures.

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

 

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