Vadym Kholodenko explore les sonates pour piano de Tchaïkovsky

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Piotr Ilyich Tchaikovsky (1840-1893) : Grande Sonate en sol majeur op. 37 ; Sonate en do dièse mineur op. posth. 80 ; Les Saisons, op. 37a, extrait : Novembre - Troïka ; Six pièces op. 51, extrait : Romance - Andante cantabile. Vadym Kholodenko, piano. 2019. Notice en français, en anglais et en allemand. 75.05. Harmonia Mundi HMM 902656.

Vadym Kholodenko (°1986) poursuit son exploration du répertoire russe, après des CD consacrés à Rachmaninov, Medtner, Scriabine, Stravinsky ou Prokofiev, tous parus chez Harmonia Mundi. Cette fois, c’est à Tchaïkovsky que s’attarde le vainqueur du 14e Concours Van Cliburn de 2013. Pour la firme Melodiya, il avait déjà gravé en récital en 2015, à côté de pages de Balakirev, Chaplygin et Kurbatov, les Six Morceaux sur un même thème op. 21 du compositeur de la Pathétique.  L’intérêt du présent album réside dans la présence des deux sonates, composées à treize ans de distance, qui ont connu un destin différent, l’opus 80 étant publié à titre posthume en 1900.

Bien que la Grande Sonate de 1878 ouvre le programme, nous nous pencherons d’abord sur la Sonate en do dièse mineur de 1865, première dans l’ordre chronologique, nourrie des références du temps que sont Chopin, Schumann ou Brahms. Tchaïkovsky est alors dans sa dernière année de conservatoire, et, comme le dit la notice éclairée d’André Lischke, c’est une œuvre de jeunesse, attestant d’un talent non encore abouti mais déjà doté d’une aisance d’écriture et imprégné d’énergie créative. Cette remarque trouve sa pleine justification dans le troisième mouvement, un Allegro vivo, que l’on retrouvera transposé dans le Scherzo de la Symphonie n° 1 « Rêves d’hiver » de l’année 1866, dans une atmosphère à la fois fantastique, dansante et poétique. Avant cela, le compositeur a écrit un Allegro con fuoco qui ouvre la partition avec vigueur, suivi d’un Andante dont une mélodie sans prétention est parcourue par diverses variations. L’Allegro vivo final, qui débute avec énergie, a tendance à se perdre dans des modulations, avant que la virtuosité ne s’impose pour conclure la sonate sur un mode vigoureux. L’œuvre n’a pas été publiée du vivant de Tchaïkovsky de par sa volonté, mais bien sept ans après sa disparition, à l’initiative de son ami Serge Taneïev, ce qui explique son numéro posthume. Fidèle à son tempérament aux sonorités généreuses, Kholodenko réussit à donner de la densité à cette partition déconsidérée et peu fréquentée, dont il propose une lecture franche, particulièrement inspirée dans le troisième mouvement, lyrisme à l’appui.

La Grande Sonate op. 37 n’a pas connu beaucoup plus de faveurs, mais il serait injuste de ne pas lui reconnaître les qualités sensibles dont elle fait preuve, avec ses moments caractérisés par un déploiement sonore plein de panache ou par des effets qui ne sont pas sans évoquer les leçons de Chopin. Composée lors d’un séjour suisse, à Clarens, en mars-avril 1878, la sonate est écrite peu de temps après la Symphonie n° 4 et à l’époque du brillant Concerto pour violon. Le compositeur a reconnu que la genèse en avait été difficile. Elle est d’ailleurs souvent considérée comme trop longue (plus de 35 minutes) et truffée de passages techniques ardus. Sa dimension orchestrale est cependant à prendre en ligne de compte. On a dans l’oreille la version très contrastée et très engagée de Sviatoslav Richter, référence de haut niveau, ou celle de Mikhail Pletnev, enlevée avec panache. Chez Kholodenko, on est face à une interprétation dynamique, enthousiaste, qui use d’une palette de couleurs très variées. Le virtuose se lance à corps perdu dans le Moderato e risoluto initial, entre rythmes, qui rappellent Schumann, et aspects mélancoliques. L’Andante qui suit subit l’influence du Prélude n° 4 de Chopin. Le risque d’emphase est réel, mais Kholodenko, rigoureux, ne sombre pas dans cette facilité : il entraîne le lyrisme jusqu’aux portes du rêve. C’est très réussi, et très émouvant ; cette option rend à cette page élégiaque sa part de pudeur contrôlée, sans excès. Ici, le piano voyage dans les murmures de l’intimité. Cela procure au bref Scherzo - Allegro giocoso un terrain idéal pour une inspiration qui n’a ici rien à envier aux finesses d’un Mendelssohn ou, encore et toujours, à Schumann. En jouant ainsi la carte de l’approche fantasque, Kholodenko donne de l’allant à la mélodie. Mais c’est peut-être bien dans l’Allegro vivace final, souvent décrié et accusé de sentimentalisme, que le pianiste apporte de la noblesse dans sa prise au sérieux d’une page dont, comme le souligne si bien André Lischke, le caractère très vocal rappelle le compositeur d’opéras et de romances. La version, des plus convaincantes, est magnifiée par Kholodenko ; on sent qu’il s’est investi à fond dans ce projet, de telle manière que, tout comme dans les lectures de Richter ou de Pletnev, il fait disparaître les allégations de superficialité que l’on reproche à Tchaïkovsky dans cette partition de grande ampleur pour en souligner d’abord les qualités intrinsèques. Il prend ainsi place parmi les références.

En complément de programme, un extrait des Six Pièces op. 51 de 1882, la Romance, qui en constitue le cinquième moment, lui aussi décrié pour sa « facilité », reçoit, sous les doigts de Kholodenko, sa part de chaleur délicatement spontanée. Juste avant, la promenade avec les grelots de traîneau, distillés dans la Troïka qui marque le mois de Novembre du cycle Les Saisons de 1876, est d’un charme irrésistible, avec son thème populaire joyeux. Kholodenko nous met en appétit : ce calendrier musical entier ne lui tendrait-il pas les bras pour une prochaine aventure dans l’univers de Tchaïkovsky ? La sonorité profonde et généreuse du piano Fazioli, utilisé par le virtuose pour cette gravure de septembre 2019, ajoute au plaisir ressenti tout au long de ce parcours de très belle tenue.

Pour écouter cet album  : https://lnk.to/kholodenko-tchaiBE

Son : 10    Notice : 10    Répertoire : 8,5    Interprétation : 9

Jean Lacroix         

 

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