Vadym Kholodenko : un Prokofiev lisible et limpide
Serge PROKOFIEV (1891-1953) : Sonate pour piano n° 6 op. 82 ; Choses en soi op. 45 ; Quatre Pièces de danse op. 32 ; Visions fugitives op. 22. Vadym Kholodenko, piano. 2019. Livret en français, en anglais et en allemand. 78.10. Harmonia Mundi HMM 902659.
Doté d’un talent précoce, l’Ukrainien Vadym Kholodenko, né à Kiev en 1986, se produit en concert dès l’âge de treize ans. En 2005, il est à Moscou, au Conservatoire Tchaïkowski, où il suit l’enseignement de Vera Gornostaeva (1929-2015) qui fut l’élève de Heinrich Neuhaus. Après avoir remporté trois compétitions, il obtient en 2013 la Médaille d’Or du 14e Concours International Van Cliburn, ce qui lui vaut de nombreux engagements. Sa discographie comprend des pages de Rachmaninov, Medtner, Scriabine, Strawinsky, Liszt (Etudes transcendantes), des concertos de Grieg et Saint-Saëns, ainsi qu’une intégrale des concertos de Prokofiev avec le Fort Worth Symphony Orchestra dirigé par Miguel Harth-Bedoya. Tous sous étiquette Harmonia Mundi qui propose cette fois un récital Prokofiev pour piano seul enregistré en septembre 2019 au Fazioli Concert Hall de Sacile (Frioul-Vénétie).
La Sonate n° 6 op. 82 de 1939-1940 ouvre le programme. Prokofiev a délaissé le genre depuis plus de quinze ans. Mais avec un triptyque dit « de guerre », il écrit trois partitions qui auraient été fécondées par la lecture du Beethoven de Romain Rolland. Cette Sonate n° 6 contient des accents rudes et inquiétants, mais aussi des moments d’humour, voire de sarcasme, une valse en guise de mouvement lent et un final plein d’une énergie farouche. La plupart des pianistes, comme Sviatoslav Richter dont on connaît au moins cinq versions, en ont donné une vision d’où ne sont pas absents des « coups de boutoir », dans un contexte de violence qui laisse pointer de temps à autre une émotion lyrique. La notice du livret, signée par André Lischke, rapporte un propos de Richter : Avec une hardiesse barbare, le compositeur rompt avec les idéaux romantiques pour animer sa musique des pulsions dévastatrices du XXe siècle. Les temps ont changé, semble-t-il, en termes d’interprétation, en tout cas chez Vadym Kholodenko. Sa sensibilité par rapport à ce monument d’une trentaine de minutes, il la souligne surtout par la densité et la précision rythmique (ah, l’Allegretto !), avec une volonté de transparence assez éloignée des conceptions habituelles. Avec lui, les couleurs, les nuances et une sorte d’inquiétude latente remplacent les déferlements glacés et les tourments. Le lyrisme domine partout, même s’il ne gomme pas certaines aspérités, mais il apporte à celles-ci une respiration qui trouve sa pleine éloquence dans le Vivace final, pris à une allure modérée qui n’est pas coutumière. Ce n’est pas la première fois qu’au disque, Kholodenko privilégie l’intention de la partition, celle qui est au-delà de la musique ; il en fait ici une démonstration péremptoire, qui étonnera certains auditeurs mais convaincra ceux qui se laisseront griser par un éclairage destiné à assouplir l’ancien contexte de guerre connu par Prokofiev pour le faire entrer dans une modernité qui ose dire son nom et prend de la hauteur par rapport au contexte initial.
Les Choses en soi qui suivent datent de 1928. Face à ce retour en arrière d’une dizaine d’années dans la production de Prokofiev, on comprend mieux les options de Kholodenko. Ces deux pièces sur une pensée philosophique (la lecture de Kant) se révèlent abstraites, à la fois méditatives et comme à la recherche d’elles-mêmes, avec un Allegretto chaotique qui précède un Moderato scherzando aux résonances énigmatiquement cadencées. Autre retour en arrière avec les Quatre pièces op. 32 de 1918, avec des accents ironiques dans la Danse initiale, un Menuet facétieux, une fraîche Gavotte, devenue célèbre, que l’on joue souvent séparément, et une Valse sous forme de Lento qui a tendance à verser dans le merveilleux. Dans ces univers variés, Kholodenko poursuit sa quête de la limpidité, mettant en évidence un geste fluide qui sait se révéler délicat. Les Visions fugitives de 1915-1917 s’inscrivent dès lors dans une suite logique. Cette vingtaine de très brèves fugacités se présente sous les doigts du virtuose comme de fins échantillons de la personnalité du compositeur. Inspiré par des vers du poète symboliste Konstantin Balmont (1867-1942), Prokofiev y dépose des miniatures, pour ne pas dire des vétilles, dont l’énumération même des indications (lentamente, molto giocoso, con eleganza, ridicolosamente, feroce, etc…) est comme un faisceau de facettes. Dans la foulée, cela pourrait être aussi celles de l’interprète, qui les joue non pas avec détachement, mais avec une séduction immédiate qui relève de la beauté sonore.
En fin de notice, André Lischke utilise le mot de « kaléidoscope » pour décrire ce recueil de Visions évanescentes. Le terme, nous l’élargissons volontiers à l’entièreté de ce disque qui respire par les doigts d’un artiste amoureux du détail mais aussi de la plasticité de partitions dont il dévoile des caractères jusqu’ici peu explorés. Son regard sur Prokofiev est en tout cas insolite, mais à découvrir précisément pour la qualité de sa lisibilité.
Son : 9 Livret : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix