Vie, œuvre et postérité de Bach au-delà des idées reçues 

par

Gilles Cantagrel : Sur les traces de J.-S. Bach, Paris, Buchet-Chastel. ISBN 978-2-283-03425-5. 2021, 495 p., 32, 90 euros.

Quand on envisage d’approfondir Jean-Sébastien Bach par l’entremise d’études ou d’essais, le nom de Gilles Cantagrel est incontournable. La bibliographie de ce musicologue, qui est un ancien producteur d’émissions radiophoniques et a été aussi directeur de France Musique, compte en effet au moins une douzaine d’ouvrages consacrés au Cantor depuis près de quarante ans, des volumes qui font autorité. Celui qui vient s’ajouter aujourd’hui se penche sur les banalités, idées reçues, légendes controuvées et même grossières erreurs, rabâchées depuis des décennies sans la moindre autre source que des ouï-dire, annonce Cantagrel dans son avant-propos. L’idée du livre est venue aussi des questions posées par les passionnés de Bach que le musicologue a rencontrés au fil du temps, notamment lors des voyages qu’il a organisés en Thuringe et en Saxe. Au-delà des rectifications, des précisions et des corrections, c’est à un parcours d’une grande lisibilité que Cantagrel nous convie. Dans un style alerte, à travers une approche claire et précise, voici un récit « sur les traces de Bach », qui a la grande qualité d’être accessible sans négliger des aspects spécialisés.

Le livre se présente en trois parties, elles-mêmes divisées en chapitres qui débutent tous par une question. « Au temps de Bach », qui ouvre la série, interroge d’emblée : Qui n’a rêvé de mettre ses pas dans ceux du musicien, de connaître les lieux où il vécut, où il a travaillé, où il s’est fait entendre ? Mais que sont devenus ces lieux aujourd’hui ? Cantagrel prend le lecteur par la main pour l’emmener d’Eisenach, la cité de naissance où un magnifique musée perpétue son souvenir depuis 2007 (à visiter absolument), à Potsdam, dernier voyage, en passant par les étapes que sont Weimar, Coethen ou Leipzig, sans négliger Mülhausen, Hambourg ou Erfurt. L’évocation est plaisante, la synthèse est lumineuse, la concentration de l’énoncé coule de source. Dans les cinq autres chapitres de ce premier bloc vont se succéder un descriptif de Leipzig qui était une ville « moderne », ni austère ni triste, comme on la présente souvent de manière erronée, puis une évocation de la musique qui fait partie intégrante de la vie quotidienne allemande, qu’il s’agisse de l’église, de la maison, de l’école ou de la rue, ainsi qu’un descriptif des divers conflits qui ont émaillé l’existence de Bach, d’ordre privé ou avec les autorités. Cantagrel se penche encore sur le phénomène de la création, en dégageant ses différentes périodes qui ne sont pas toujours marquées du sceau de la continuité, et sur le douloureux drame de la cécité progressive, des lignes pleines d’une émotion que distille si bien le narrateur.

« Après Bach » est l’intitulé global des six chapitres de la deuxième partie. Quelles ont été les conditions de l’existence d’Anna Magdalena pendant les dix ans où elle a survécu à son époux ? Que sont devenus, après son décès, les restes de Bach ? On lit ces pages comme un véritable roman dont Cantagrel conte les péripéties avec verve. Bach a-t-il été vraiment oublié, alors que sa musique était pratiquée ? Peut-on attribuer à Mendelssohn la « redécouverte » du maître ? Nous ne dévoilerons pas les réponses à ces questions, tant les diverses présentations qu’en fait Cantagrel sont passionnantes. On lira aussi avec un vif intérêt le chapitre consacré à la connaissance évolutive de Bach en France entre 1800 et 1950, l’apport de Boëly ou de Gounod, l’influence de la Schola Cantorum et de Blanche Selva, la naissance de l’Ecole d’orgue française, l’inscription en concerts de la musique vocale, l’intérêt du grand public, les biographies ou études qui sont publiés, et le « retour à Bach » pendant les années 1920 à 1950, Marcel Dupré donnant pour la première fois l’intégrale d’orgue en public. Nous ne faisons qu’esquisser ici des thèmes que Cantagrel développe avec vivacité, comme par exemple la descendance du compositeur jusqu’à nos jours, ses fils et ses filles, bien méconnues, et son unique petit-fils musicien, dernier à porter le patronyme… avant que l’arbre généalogique ne resurgisse sous un autre nom. 

Dans la dernière partie, titrée « Aujourd’hui », l’auteur évoque la foi de Bach et la pratique religieuse de son temps dans un chapitre où le phénomène de la mort et de la résurrection, la soumission à la divine volonté, l’humilité face à son propre sort, l’attachement au Christ ou à la Trinité sont approfondis. Cantagrel se penche encore sur l’enseignement et la pédagogie distillés par le compositeur, sa méthode ou la transmission, avant de poser la question de savoir pourquoi Bach n’a pas composé d’opéra à une époque qui en était friande. Ce qui permet une réflexion autour des Passions, « opéras sacrés » potentiels, des cantates profanes ou de l’art poétique. Le volume s’achève par de belles considérations sur les autographes et les fac-similés du compositeur, sur le papier à musique utilisé, les filigranes ou les techniques d’analyse. De quoi nourrir la curiosité intellectuelle de chacun. 

Il reste des questions en suspens, reconnaît Gilles Cantagrel, en ajoutant en postface que nos connaissances présentes, si assurées puissent-elles paraître, seront certainement remises en cause dans les temps à venir, qu’il s’agisse de la diversité instrumentale, de la nature et des effectifs des exécutants vocaux, ou même de la physionomie de Bach, dont il n’existe qu’un seul et unique portrait original d’une authenticité avérée. Ce livre remarquable, qui est celui d’un passionné, a pour vocation de transmettre cette même passion à tous ceux qui se nourrissent de la musique de Bach sans jamais s’en lasser. De précieuses notes, une bibliographie et trois index complètent cette indispensable nouvelle référence, dont les cinq cents pages se dévorent avec un vif plaisir.

Note globale : 10

Jean Lacroix  

 

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