Une biographie de référence pour les 150 ans de Chaliapine

par

Sylvie Mamy : Chaliapine. Paris, Ymca-Press. ISBN 9782850653025. 2023, 711 p., 27 euros.

Ce début d’année 2023 a été dominé par de nombreux hommages rendus à Serge Rachmaninov, dont on célèbre les 150 ans de la naissance. Moins de lumière a été jusqu’à présent projetée sur son compatriote Feodor Chaliapine, né un mois et demi avant lui, le 1er février (13 février dans le calendrier grégorien) 1873. Les deux hommes, qui ont tous deux connu l’exil, ont scellé une amitié longue de quarante ans, depuis leur rencontre en 1897 dans la troupe privée du mécène Savva Mamontov (1841-1918), au sein de laquelle Chaliapine se produisit dans Le Prince Igor de Borodine, avant d’être Ivan le Terrible dans La Pskovitaine de Rimsky-Korsakov. Le jeune Rachmaninov, cruellement marqué par l’échec de sa Symphonie n° 1 à Saint-Pétersbourg, sous la direction d’un Alexandre Glazounov peu investi, avait été engagé par Mamontov comme chef d’orchestre. Malgré leurs nombreux déplacements et leurs carrières respectives, les deux artistes resteront liés toute leur vie, Rachmaninov accompagnant Chaliapine dès qu’il le pouvait, ce dernier allant même jusqu’à proclamer un jour que sa voix n’atteignait sa vérité que sous les doigts de son ami.

Face au déferlement Rachmaninov loin d’être achevé, on saluera avec bonheur l’arrivée opportune d’une biographie monumentale en français, de plus de 700 pages, consacrée au parcours de Chaliapine. L’auteure de cette somme, Sylvie Mamy, directrice de recherche émérite au CNRS de Paris et musicologue, compte à son actif plusieurs ouvrages consacrés à la musique, parmi lesquels on relève notamment des travaux sur les castrats, des Balades musicales dans Venise (Nouveau Monde, 2006), un entretien avec le compositeur italien Claudio Ambrosini (L’Harmattan, 2013), ou une biographie de Vivaldi (Fayard, 2011). Elle a aussi signé un roman, des textes poétiques et de nombreux articles en revues. 

Dans un style enlevé, Sylvie Mamy retrace le fil d’une existence historique et musicale qui ressemble à un roman et commence dans une famille pauvre à Kazan, capitale de la république du Tatarstan, au cœur d’un faubourg sale et bruyant. Pendant son enfance, le jeune Feodor reçoit des leçons locales de solfège et est membre d’une chorale. On le retrouve à dix-sept ans à Tbilissi puis à Saint-Pétersbourg, où il chante dans Roussalka de Dargomijski. C’est ensuite l’aventure moscovite de la troupe de Mamontov, à laquelle nous avons fait allusion, et où il se liera aussi avec Rimsky-Korsakov. A vingt-cinq ans, il est engagé au Bolchoï ; sa réputation grandit. Le 16 mars 1901, il est programmé à la Scala de Milan dans le rôle-titre du Mefistofele d’Arrigo Boito. Il a pour partenaire Enrico Caruso (autre commémoration de l’année 2023), plus jeune que lui de deux semaines ; tous deux sont dirigés par Arturo Toscanini. Une affiche qui donne le vertige ! Sa carrière s’emballe : Londres, l’Opéra de Monte-Carlo où il se produira régulièrement (il y crée Don Quichotte de Massenet en 1910), le Met de New York l’acclament, non seulement dans le répertoire russe, mais aussi dans Mozart, Rossini, Verdi ou Puccini. C’est ensuite Paris, où il triomphe (il est de l’aventure des Ballets russes de Diaghilev) en alternance avec la Scala et Londres.

Quand la Première Guerre mondiale éclate, Chaliapine rentre en Russie, qu’il ne va pas quitter pendant six ans. Ami depuis longtemps avec Maxime Gorki, il partage les idées révolutionnaires du temps ; il devient président du conseil artistique au Théâtre Mariinski et est récompensé en 1918 par le titre d’«artiste du peuple ». Il se produit, au début de la décennie 1920, à New York, dans Boris Godounov. Mais des désaccords avec le pouvoir de son pays, qu’il estime violent, surgissent. Il quitte la Russie, définitivement, le 29 juin 1922, s’installe un moment en Finlande où il retrouve Gorki, puis se fixe à Paris. Le pouvoir soviétique lui retire son titre honorifique en 1927. Il poursuivra, pendant la quinzaine d’années qui lui restent à vivre, ses tournées à Londres, New York ou Milan et dans beaucoup d’autres lieux, et apparaîtra souvent sur la scène de l’Opéra-Comique de Paris ; il décède dans la capitale de l’Hexagone le 12 avril 1938. Quelques années auparavant, il avait publié son autobiographie chez Plon en 1927 sous le titre Pages de ma vie, une évocation de ses débuts laborieux, puis Ma Vie, en 1932, plus centrée sur son art et ses grands rôles.

C’est ce parcours, ici trop brièvement résumé, que Sylvie Mamy approfondit avec force détails et références (nombreuses notes en bas de page). Elle fait revivre avec verve ce personnage haut en couleurs, dont la voix de basse profonde qui s’épanouissait dans la demi-teinte, s’accompagnait de qualités de comédien, comme le démontre notamment le film Don Quichotte de G.W. Pabst tourné en 1933, sur une musique de Jacques Ibert (un DVD VAI). Elle fait aussi une fine analyse de l’héritage discographique de Chaliapine, que l’on peut retrouver dans un coffret Marston de 2018.

Cet ouvrage est une plongée, non seulement dans une carrière que l’on peut qualifier d’exceptionnelle et devenue légendaire, mais aussi dans les différents milieux musicaux fréquentés par un artiste hors normes et en perpétuel mouvement, nostalgique d’une Russie qu’il ne revit jamais après son exil, en quête de l’interprétation, jamais satisfait, mais toujours applaudi, selon la jolie formule de la quatrième de couverture. L’ouvrage de Sylvie Mamy présente une caractéristique qui en fait l’actuelle référence bibliographique en langue française pour le chanteur. Après avoir effectué de longues recherches dans plusieurs archives parisiennes, elle consacre de longues pages aux années françaises de Chaliapine, devenu artiste-phare de « L’Opéra russe de Paris » au Théâtre des Champs-Elysées, mais aussi amateur de séjours à La Baule ou à Saint-Jean-de-Luz. C’est un apport précieux pour la période de l’exil, y compris pour le conflit qui finit par opposer Chaliapine à Maxime Gorki autour des mémoires du chanteur à l’écriture desquels l’écrivain avait plus que participé, et de questions de droits d’auteur. Bien d’autres détails passionnants, pittoresques et inédits sont à découvrir dans cette somme magistrale.

La bibliographie de Chaliapine est abondante. Sylvie Mamy ne fait état que de ce qu’elle appelle les livres et les documents essentiels, les lecteurs russes et anglophones étant les mieux servis. Du côté francophone, il fallait se contenter du déjà ancien et trop succinct Ce géant : Féodor Chaliapine de Jacques Feschotte, préfacé par Bernard Gavoty (La Table ronde, 1968), de la traduction de la très bonne biographie critique de Victor Borovsky (New York et Londres, 1988 - Editions du Rocher 1993), ou de la rare plaquette de 80 pages, Fedor Chaliapine, signée par Jean Goury (« Monstres sacrés », Sodal, 1969). Cette dernière présentait une belle iconographie, ainsi qu’une intéressante liste détaillée, arrêtée à la date de parution de l’opuscule, des enregistrements acoustiques (dès 1901) ou électriques, des reports sur microsillons et des repiquages publiés aux Etats-Unis, en Russie et en France. Ce document demeure précieux. Il faut bien sûr joindre à la bibliographie l’apport autobiographie, déjà évoqué, de Chaliapine lui-même, en prenant en compte, pour la compréhension du projet, les détails qu’en donne Sylvie Mamy. 

La présente biographie critique, historique et musicale, assortie d’un cahier iconographique central soigné (que l’on pourra compléter par les images et photographies de la plaquette de Jean Goury), d’un index des rôles de Chaliapine et d’un index des noms, doit désormais être considérée comme la référence francophone, d’une parfaite lisibilité (un vrai plaisir de lecture), pour ce chanteur fascinant. Voilà un 150e anniversaire de naissance dignement célébré ! Pourquoi ne pas y ajouter le visionnement du film Chaliapin, The Enchanter. Memories of the Great Russian Bass, réalisé par Elisabeth Kapnist (DVD NVC Arts, 1999) ? Ce documentaire contient de fascinantes archives, dont des extraits du film de Pabst, ainsi que des interviews bien sélectionnées. La fête sera ainsi complète.   

Jean Lacroix

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