Vilde Frang dans Chostakovitch, Mikko Franck dans Stravinsky : souverains
Programme exclusivement russe samedi dernier à la Maison de la Radio.
Pour commencer, ce qu’il faut bien qualifier de hors d’œuvre, si on le compare à ce qui suivra en termes de formation instrumentale, de durée et surtout d’impact : le Sextuor à cordes d’Alexandre Borodine (1833-1887). Loin des deux très beaux, et autrement plus ambitieux quatuors à cordes qu’il écrira une vingtaine d’années plus tard, ce Sextuor n’a que deux courts mouvements. On sent qu’ils ont été écrits par pur plaisir. Et joués comme ils l’ont été, par des membres de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France (Cyril Baleton et Emmanuelle Blanche-Lormand au violon, Sophie Groseil et Clara Lefèvre-Perriot à l’alto, Catherine de Vençay et Jérôme Pinget au violoncelle), nous avons pris beaucoup de plaisir à les écouter. S’ils tirent l’Allegro davantage du côté de Brahms que de Mendelssohn, n’hésitant pas à mettre un certain poids et usant d’un vibrato volontiers généreux, ils donnent de l’Andante, probablement plus personnel, une lecture très sensible, mystérieuse, prenant des risques expressifs absolument convaincants.
La suite était d’une toute autre envergure, avec l’un des plus denses, intenses et poignants concertos pour violon qui soient : le Premier de Dimitri Chostakovitch (1906-1975), composé au sortir de la Seconde Guerre mondiale par un compositeur en délicatesse vis-à-vis du pouvoir soviétique, et qui a mis là, en collaboration avec l’immense violoniste David Oïstrakh, toute la souffrance, mais aussi la vitalité qu’il avait en lui.
L’interprétation de Vilde Frang a été tout simplement idéale. On pourrait détailler, parler de sa façon incomparable de se mélanger aux instruments à vent dans le Nocturne, de mener tout l’orchestre à un train d’enfer dans le Scherzo, d’imposer au public un silence absolu dans la phénoménale cadence de la Passacaille, ou encore se demander comment elle obtient, dans le Burlesque final, de telles attaques, à la fois tranchantes et étincelantes. Mais ce qui nous subjugue, c’est ce talent pour exprimer ce que la musique a de plus profond, sans rechercher aucun effet spectaculaire, sans user de modes de jeux qui risqueraient de détourner l’attention de ce qu’a voulu exprimer le compositeur. Son jeu est supérieurement sobre, dans le sens où chaque note est mise en valeur, mais jamais gratuitement. Du grand art.
Bien entendu, tout cela est rendu possible par ce qui lui proposent l’Orchestre Philharmonique de Radio-France et son directeur musical, Mikko Franck : tout en mouvement sans rien de statique, équilibre des plans sonores, interventions solistes qui se détachent sans forcer...
Après une œuvre aussi longue et exigeante, qui outre l’investissement émotionnel constitue un véritable défi physique, Vilde Frang ne semblait pas disposée au traditionnel bis. Mais l’insistance du public a eu raison d’elle : fidèle à ses habitudes, elle a joué une pièce peu connue : la Gigue pour violon seul de la Sonate en ré mineur (les trois mouvements précédents étant avec basse continue) d’Antonio Maria Montanari (1676-1737), qu’elle a jouée, magnifiquement bien sûr, et tout à fait dans l’esprit du Petrouchka qui suivra : populaire, voire rustique, et non sans quelques grincements… Enfin, il faut bien prendre congé : le dernier geste de cette soliste exceptionnelle sera pour remercier son violon. Peut-être parce qu’il a été fabriqué à Paris (en 1864), par un luthier français (Jean-Baptiste Vuillaume) ? Quoi qu’il en soit, il y avait assurément de l’humilité dans cet au revoir.
Après l’entracte, le deuxième des trois ballets « russes » d’Igor Stravinsky (1882-1971), après L’Oiseau de feu (1910) et avant Le Sacre du printemps (1913) : Petrouchka, dans sa version de 1947. Il s’agit d’un remaniement présenté comme un allégement sur le plan instrumental. En réalité, les différences sont minimes, et les raisons de cette nouvelle version sont davantage à chercher, semble-t-il, du côté des droits d’auteur que cela permettait au compositeur de continuer de toucher après son installation aux États-Unis. Toujours est-il que, même avec 12 bois au lieu de 16, 10 cuivres au lieu de 12 (l’effectif de cordes restant le même), voilà un ballet haut en couleurs, superbement rendues par un Orchestre Philharmonique de Radio-France en grande forme. Sans citer tous les solistes, qui le mériteraient tant ils ont été à la hauteur de cette musique truculente, pleine de sensibilité, d’humour et de fantaisie, nous ne résistons pas à mentionner Mathilde Calderini, pour son solo au moment où le mage donne vie aux trois poupées, d’une inventivité absolument fascinante.
Mikko Franck communique irrésistiblement sa joie de diriger à tout l’orchestre. Même sans danseurs sur scène, aucun doute : c’est bien une musique de ballet que nous entendons. D’une précision rythmique infaillible, il possède un phrasé du geste qui ajoute au plaisir des oreilles celui des yeux, aussi bien pour le public que pour l’orchestre, si l’on en juge par l’attitude des musiciens. Le chef d'orchestre distribue les voix avec une élégance et une sûreté qui leur permet à tous de s’amuser, sans s’en cacher. Le plaisir du concert, c’est aussi cela !
Paris, Auditorium de Radio France, 16 mars 2024
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Marco Borggreve