Tournée du DSO Berlin avec Vilde Frang et Robin Ticciati : un Concerto d’Elgar qui fera date

par

Pour sa dernière tournée avec son directeur musical depuis 2017, Robin Ticciati, le Deutsches Symphonie-Orchester Berlin (ou DSO Berlin) faisait escale aux portes de Paris, à la Seine Musicale qui a vu le jour, également en 2017, sur l’Île Seguin de Boulogne-Billancourt. Quelques mots de cet orchestre ne sont sans doute pas superflus, car l’histoire des formations symphoniques berlinoises est complexe, du fait de leur nombre (actuellement, il y en a rien moins que six orchestres professionnels permanents à Berlin !), et de l’histoire tourmentée de cette ville, entre partition entre les quatre puissances alliées, division entre Est et Ouest, et réunification. Le DSO a été fondé comme RIAS-Symphonie-Orchester – RIAS pour Rundfunk im amerikanischen Sektor – en 1946, puis s’est appelé Radio-Symphonie-Orchester Berlin – ou RSO Berlin – en 1956, quand les trois secteurs de Berlin-Ouest ont été réunis, et a enfin pris son nom actuel en 1993, après la réunification de l’Allemagne, laissant le nom de RSO à son homologue de l’ex-Allemagne de l’Est).

Ce concert avait lieu dans le cadre d’une tournée promotionnelle du CD enregistré par les mêmes interprètes, avec ce relativement rare Concerto pour violon d’Edward Elgar, CD unanimement loué par la critique (et notamment par Crescendo-Magazine, qui lui a décerné un Joker absolu), comme du reste la dizaine d’albums que Vilde Frang nous a laissés jusque-là. C’est que, indiscutablement, cette violoniste norvégienne fait partie des musiciennes de tout premier plan, et son nom est amené à rester dans l’histoire de l’interprétation.

Ce qu’elle nous a offert à la Seine Musicale, dans cet ample (par la durée – une cinquantaine de minutes – mais aussi par la profusion de ces thèmes) Concerto qui semble avoir, depuis quelques années, enfin trouvé son public, a tenu toutes les promesses de ce si remarquable enregistrement.

Dans la longue introduction orchestrale de l’Allegro, qui expose plusieurs thèmes organiquement reliés entre eux, Robin Ticciati n’hésite pas à jouer des contrastes, passant de nerveux et violent à tendre et craintif. Et dès son entrée, Vilde Frang s’installe dans un dialogue, proche de la musique de chambre, avec l’orchestre. Le chef, qui dirige presque par cœur, et avec beaucoup de souplesse, est à l’unisson. 

L’Andante est captivant de bout en bout. Vilde Frang a cette capacité stupéfiante à se fondre dans les timbres de l’orchestre (y compris par son vibrato, qu’elle sait varier comme peu d’instrumentistes à cordes), qui dénote une capacité d’écoute et de réactivité qui sont la marque des musiciens les plus accomplis. Et elle a les moyens, avec son superbe violon (un Guarneri del Gesù de 1734, qui a pris le nom de l’un de ses plus illustres propriétaires, Pierre Rode), de toujours se faire entendre, même quand l’orchestration est fournie.

En l’écoutant dans l’Allegro molto final, on se dit qu’elle n’a aucune limite technique. Avec elle, tout paraît facile, et elle se permet même de transformer la difficulté en moyen d’expression supplémentaire. Sa sonorité est toujours extrêmement soignée, jamais saturée, et pourtant jamais la même. La cadence, tellement originale avec ses pizz tremolando (les instruments à cordes qui jouent en grattant les cordes avec la main droite, à la manière d’une mandoline), est absolument sublime. Décidément, cette violoniste dégage un sentiment d’évidence, dont pour autant nous ne pouvons nous lasser, tant elle parvient à nous tenir en haleine par son engagement total.

Malgré l’insistance du public, elle ne donnera pas de bis. Comment lui en vouloir, après une prestation aussi généreuse et aboutie, dans un Concerto qui est, physiquement, l’un des plus exigeants qui soient ?

En deuxième partie, il y avait une œuvre d’une ampleur comparable, antérieure de quelques années (1902) : la Deuxième Symphonie de Jean Sibelius. Leur autre point commun est de nécessiter une vision d’ensemble, qui ne peut venir que par un long travail de maturation, sous peine de risquer de perdre l’auditeur. Et, de ce point de vue, ce n’était pas facile de rester au même niveau que celui proposé pour le Concerto.

Dans l’Allegretto, l’orchestre donne l’impression de mettre un peu de temps à se trouver. Il sonne magnifiquement (les cuivres !), mais Robin Ticciati est beaucoup dans le détail, et pas toujours dans la grande ligne. Le récit s’en trouve quelque peu haché.

Le Tempo andante est enchaîné (ce que le compositeur n’impose pas). Quels beaux pizz que ceux des contrebasses puis des violoncelles ! Ce mouvement pourrait cependant être plus terrifiant. Certes, la réalisation est remarquable. Mais, décidément, ce souci du détail prend le dessus. 

Ce traitement convient parfaitement au Vivacissimo, que ce soit dans ses parties rapides (cordes impeccables de virtuosité !), ou dans les Lento e suave (le hautbois solo y épouse superbement la sonorité des cors).

Le finale est enchaîné, comme il se doit, mais Robin Ticciati ne fait pas le choix d’affirmer le caractère libérateur de la transition. Souvent, dans ce mouvement, les nuances évoluent bien tôt, au détriment de ce vers quoi elles mènent. Le chef d'orchestre a tendance à diriger ce qui s’entend, au risque de délaisser les parties qui permettent d’installer des atmosphères plus affirmées. Le majeur de la fin, qui certes se niche dans une écriture particulièrement dense, se remarque à peine.

En bis, retour à Elgar avec la neuvième de ses Variations Enigma, la célèbre Nimrod, en tous points absolument convaincante, mais bien entendu nettement moins complexe que la Symphonie de Sibelius, laquelle nous laissera le souvenir d’une interprétation qui n’a pas manqué de qualités, réellement investie, et qui nous a permis d’entendre un superbe orchestre, dirigé avec classe et panache. Mais qui ne nous a pas tout à fait permis de retrouver la plénitude du Concerto d’Elgar. Vilde Frang avait placé la barre trop haut.

Boulogne-Billancourt, La Seine Musicale, 17 octobre 2024

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Daria Moudrolioubova

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.