Voyage dans l’époque et l’imaginaire de Proust, autour du clavecin d’Olivier Baumont

Un clavecin pour Marcel Proust. Œuvres de François Couperin (1668-1733), Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Leontzi Honauer (c1730-c1790), Jules Massenet (1842-1912), Johann Sebastian Bach (1685-1750), Eugène Anthiome (1836-1916), Domenico Scarlatti (1685-1757), Reynaldo Hahn (1874-1947), Jacques Champion, Sieur de La Chapelle (-1642), Maurice Ravel (1875-1937). Olivier Baumont, clavecin. Ingrid Perruche, soprano. Pierre-Éric Nimylowycz, violon. Nicolas Mackowiak, clavecin. 2022. Livret en français, anglais. 48’39'. L’Encelade ECL 2204
« L’époque de Proust, les progrès de la musicologie et des sciences historiques ont amené certains interprètes ou chefs d’orchestre à redonner vie à des chefs-d’œuvre du passé [...] Les dernières décennies du XIXe siècle et la période d’avant-guerre sont marquées par d’importantes initiatives qui visent à rendre public un vaste corpus de la Renaissance ou du XVIIe siècle [...] L’écrivain semble au courant de ces tentatives qui, par des moyens modernes, cherchent à ressusciter des pièces d’une autre époque » remarquait François Sabatier (La Musique dans la prose française, pp 631-632, Fayard, Paris, 2004). Cette citation situe le contexte de cet album dont la couverture, dessinée par Stéphane Heuet, s’inspire d’un tableau d’Horace de Callias, représentant un concert donné par Louis Diémer sur un clavecin d’Andreas Ruckers, dans le cadre de l’Exposition Universelle, et paru dans L’Illustration en avril 1889.
Sur cette image modernisée, Marcel Proust figure en auditeur attentif. C’est lui qui est au centre de ce disque : un récital de clavecin qu’Olivier Baumont lui associe, issu de sa biographie, de son œuvre littéraire, et du renouveau de l’instrument à la Belle Époque. Au seuil de laquelle le clavecin passait encore pour un vestige d’Ancien Régime, si l’on souscrit aux vers d’Albert Mérat (Les Souvenirs, 1872) : « Là dort ensevelie une musique exquise, Ces vieux airs qu'on dansait en robe de marquise ». Le répertoire baroque et classique est abordé sur un Von Nagel d’après Nicolas Blanchet, chaleureux et dodu, aux teintes sépia volontiers surannées. Outre un chiche minutage, déplorons seulement une captation un peu épaisse qui flatte ce que l’oreille perçoit déjà comme saveurs gourmées.
Le copieux et captivant livret explore faits et conjectures : le clavecin en caisse d’acajou que le romancier entendit certainement chez la Princesse de Polignac, la rencontre avec Wanda Landowska, les Baricades mystérieuses jouées au Ritz en juillet 1907 lors d’un diner qu’il organisa. Les pièces au programme s’invitent au gré des personnages et situations, dans un rapport plus ou moins libre au texte de fiction. Bach gagne son rond de serviette par des Gavottes [Suite anglaise no 6] que joua Léon Delafosse (1874-1955, modèle de Charles Morel dans À la recherche du temps perdu) et par la mention de la « solidité inébranlable » de ses fugues dans Sodome et Gomorrhe II, ici attestée par un emprunt au Wohltempiertes Klavier (diptyque en ré mineur BWV 851).
Les cinq extraits des Indes Galantes (Premier Air des Fleurs, Gavotte vive pour les Fleurs, Air Gratieux pour les Amours, Air tendre pour la Rose, Gavotte pour les Fleurs) sont-ils ceux que jouait Albertine Simonet ? La mention de Fragonard autorise-t-elle la convocation d’un Andante de Leontzi Honauer, contemporain du peintre, et son extrapolation à un mièvre Menuet d’amour de Massenet ? Autre rareté, une Toccata en do mineur d’Eugène Anthiome, concluant un lot de danses en habit de pastiche, qui peut rappeler l’école napolitaine. Celle de Domenico Scarlatti, dont les Sonates émoustillaient Madame de Cambremer, sous la plume moqueuse de l’auteur. Ici en gage, deux en sol majeur K. 55 et 144.
Parfois, un objet suffit au prétexte, éveille la réminiscence, qui d’un fétiche innerve la carte mentale. Une épinette dans la galerie d’un hôtel de Doncières (Le Côté de Guermantes), « dans un cadre ancien le fantôme d’une dame d’autrefois » : et voilà sollicitées une antique Allemande du Sieur de La Chapelle jouée sur un virginal-muselar (collection CNSMDP), puis une mélodie de Ravel (D’Anne jouant de l’espinette) avec le concours de Nicolas Mackowiak et Ingrid Perruche, jouée à trois mains sur un Pleyel de 1929 ! On entend ce même engin dans l’Allegro non troppo de la Sonatine de Reynaldo Hahn, une des chevilles ouvrières de la redécouverte de Rameau, pour la monumentale édition de ses partitions chez Durand (1895-1924).
Pertinence du propos, érudition qui le nourrit, intelligence de l’hommage et de ses ramifications : magnifique projet, admirable objet culturel, conçu et réalisé avec soin, grâce au soutien de la Société des Amis de Marcel Proust. L’anthologie conduite par le professeur du Conservatoire de Paris se conclut par les énigmatiques Ombres errantes de Couperin qui avait initié le parcours, bouclant avec émotion un voyage aux riches implications mémorielles. Une corbeille toute à l’honneur de l’écrivain. Mais aussi d’Olivier Baumont, exégète et canéphore de ce tribut, qui tient tant de l’herbier que du musée imaginaire, où se côtoient vérité et fantaisie, immanence et télescopage. Et peut-être, au lieu de la propre historicité assignable à chaque pièce que trois siècles séparent, l’invention d’une manière qui homogénéise le regard interprétatif. Comprendre un exercice de style, à saluer comme tel : artifice plus ardu qu’une superposition d’esthétiques exactement exhumées. Bref, on goûte un uniforme de préciosité fantasmée qui ne messied pas au héros de ce CD que l’on parapherait avec ce tercet de Mérat : « Je ferme le papier que le temps a jauni, Comme on laisse à regret, lorsque l'air est fini, Un feuillet retrouvé de musique ancienne ».
Son : 8 – Livret : 10 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 10
Christophe Steyne