Wilhelm Kempff à l’aube de sa carrière discographique
Wilhelm Kempff - Enregistrements acoustiques complets - Berlin, 1923-1925. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Préludes et Fugues n° 3 en ut dièse et n° 5 en ré du Clavier bien tempéré, tome 1 ; Presto, 3ème mouvement du Concerto italien en fa, BWV 971 ; Sinfonia de la Cantate BWV 29 (arr. Kempff) ; Sicilienne de la Sonate pour flûte et clavier en mi bémol, BWV 1031 (arr. Kempff). Christoph Willibald Gluck (1714-1787) : Gavotte d’Iphigénie en Aulide (arr. Brahms). Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Sonates pour piano n° 8 en ut mineur, op. 13 « Pathétique » ; n° 12 en la bémol, op. 26 ; n° 14 en ut dièse mineur, op. 27 n° 2 « Clair de lune » ; n° 21 en ut, op. 53 « Waldstein » ; n° 23 en fa mineur, op. 57 « Appassionata » ; n° 26 en mi bémol, op. 81a « Les Adieux » ; n° 27 en mi mineur, op. 90 ; n° 28 en la, op. 101 ; Bagatelle en ut, op. 33 n° 5 ; Écossaises en mi bémol, WoO 86 ; Rondo en sol, op. 51 n° 2 ; Concerto pour piano n° 1 en ut, op. 15. Felix Mendelssohn Bartholdy (1809-1847) : Scherzo en mi mineur, op. 16 n° 2. Robert Schumann (1810-1856) : Toccata en ut, op. 7. Johannes Brahms (1833-1897) : Rhapsodie en mi bémol, op. 119 n° 4. Wilhelm Kempff, piano. Kapell der Staatsoper, Berlin (Orchestre de l’Opéra d’État de Berlin), chef d’orchestre non identifié. Enregistré entre janvier 1923 et mars 1925 à Berlin. Édition 2022. Livret substantiel en anglais. 3h 37m 25s. 1 coffret 3 CD Marston Records 53025-2.
Faire de la musique a toujours été pour moi une soif, une faim… Parfois, j’oublie la faim et la soif en jouant du piano… C’est ma seconde nature… Je ne puis jouer que la musique que j’aime, celle qui est en moi, que je sens battre en moi comme le sang dans ma poitrine. La musique que j’aime, c’est mon cœur… Wilhelm Kempff
Les fans du légendaire pianiste allemand seront aux anges : après la somptueuse et complète Wilhelm Kempff Edition en un coffret Deutsche Grammophon de 80 CDs, après la Wilhelm Kempff Decca Legacy d’Eloquence Australie en 13 CDs, après la réédition de gravures 78 tours électriques en 9 CDs chez APR, voici qu’en cerise sur le gâteau, le pianiste passionné et ingénieur du son qu’est Ward Marston nous offre en 3 CDs de son label Marston Records, en des transferts qui tiennent du miracle, la totalité de ces vénérables reliques que sont les 78 tours acoustiques de Wilhelm Kempff (1895-1991) ! On constatera que si l’on excepte un bref passage chez Decca d’octobre 1949 à février 1958, le musicien resta fidèle au célèbre label allemand.
On pourra se demander si ces antiques gravures très proches de la naissance du système électrique sont vraiment nécessaires, car la plupart des œuvres ici présentes seront réenregistrées -certaines plusieurs fois- selon le nouveau procédé, et a fortiori lors de l’apparition du microsillon où l’interprète manifestera plus de simplicité et de dépouillement, sans attiédir pour autant l’intensité intérieure de ses interprétations. Mais une fois encore, les fans voudront acquérir ces témoignages initiaux où parfois jadis le jeune musicien inspiré se laissait conduire par un instinct romantique très subjectif, passionné, vigoureux, et par ailleurs il est toujours exaltant de suivre l’évolution d’un artiste au fil du temps et de ses conceptions interprétatives.
Même si Wilhelm Kempff était un authentique beethovénien, enregistrer en première moitié des années 1920 huit Sonates pour piano et le Concerto pour piano n° 1 en ut op. 15 du maître de Bonn (avec un chef d’orchestre non précisé -sans doute Wilhelm Kempff du piano ?) relevait de la gageure, et la Deutsche Grammophon fut très prudente en confiant d’abord en épreuve-test au jeune pianiste alors novice de l’enregistrement, la gravure d’un 25 cm (Bagatelle en ut op. 33 n° 5 et Six Écossaises en mi bémol WoO 86) totalisant à peine 5 min. Le résultat ? Succès complet et maîtrise totale d’un artiste qui porte en germe les qualités caractéristiques d’un des derniers grands beethovéniens du XXe siècle : beauté et richesse de jeu rehaussé par l’intensité intérieure de l’interprétation. Le procédé acoustique peut à l’occasion souligner un toucher un peu dur, un accent inattendu qui peuvent surprendre, résultat évident du tempérament fougueux du jeune musicien, mais cela reste passager. Il convient de rappeler en comparaison qu’Artur Schnabel n’enregistrera ses premiers disques qu’en janvier 1932 pour HMV, le procédé électrique étant alors parfaitement au point.
Le répertoire de Wilhelm Kempff était vaste, et le cœur en était naturellement la musique germanique : Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms… Les compositeurs autres que Beethoven ne sont représentés dans ce coffret que par de courtes pages qui convenaient idéalement à la durée des gravures, alors que les œuvres de dimension étaient l’exception. Parmi ces petites pièces, celles de Bach, plus nombreuses, ont permis à Kempff ce qui était pratique courante de grands pianistes au tournant du XIXe-XXe siècle : des arrangements pour piano, plus populaires à cette époque que les originaux. C’est le cas ici de la Sinfonia de la Cantate BWV 29 et de la Sicilienne de la Sonate pour flûte et clavier en mi bémol BWV 1031, toutes deux interprétées ici avec goût, raffinement et simplicité - comme d’ailleurs les brèves autres pages ici présentes.
Insistons pour terminer sur la qualité exemplaire et irréprochable des reports de ces antiques témoignages du grand pianiste allemand par Ward Marston qui, une fois encore, sauve avec brio et compétence un pan entier de l’histoire discographique.
Son : 8 (historique acoustique) - Livret : 10 - Répertoire : 10 - Interprétation : 9
Michel Tibbaut