Zubin Mehta et les Wiener Philharmoniker dans une poignante Neuvième de Bruckner

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Le 30 août 1969, cinq jeunes musiciens, parmi les plus talentueux de leur génération et qui allaient confirmer les espoirs placés en eux par d’exceptionnelles carrières internationales, se retrouvent à Londres pour une mémorable Truite de Schubert. Le cinéaste Christopher Nupen immortalise le concert, et réalise à cette occasion un film qui montre toute l’insouciance et la joie de vivre de ces musiciens capables d’une interprétation aussi profonde et aboutie. Quatre d’entre eux avaient la vingtaine : le pianiste Daniel Barenboïm (26 ans), le violoniste Itzhak Perlman (24 ans), l’altiste Pinchas Zukerman (21 ans), et la violoncelliste Jacqueline du Pré (24 ans). Le contrebassiste, Zubin Mehta, était sensiblement plus âgé (33 ans). Dans les décennies suivantes, ils allaient se retrouver régulièrement, en diverses formations, y compris après le décès de Jacqueline du Pré en 1987.

Plus d’un demi-siècle plus tard, l’aîné et le benjamin se retrouvaient au Théâtre des Champs-Élysées. Depuis 1969, Pinchas Zukerman a continué de jouer, au violon, en Duo avec Itzhak Perlman, en Sonate et en Trio avec Daniel Barenboïm et Jacqueline du Pré. Zubin Mehta, lui, en tant que chef d'orchestre cette fois, les a, tous, souvent accompagnés. 

S’il est devenu un vieux monsieur qui marche difficilement et doit se tenir assis sur une chaise haute pour diriger, il a conservé toute sa vivacité de geste et d’esprit. Il a donné tout le concert par cœur, y compris le Concerto de Mozart.

Ce Concerto, c’était le Troisième, en sol majeur, un des plus populaires des cinq que Mozart a écrit pour violon (tous la même année : 1775), et peut-être le plus original. Avec un effectif relativement réduit (24 cordes), l’Orchestre Philharmonique de Vienne a une sonorité de rêve. Et quels musiciens ! Ils jouent Mozart avec une telle spontanéité... À regarder jouer les violonistes, on se dit qu’ils seraient tous, jusqu'au dernier pupitre, capables de jouer en soliste ce Concerto. Pinchas Zukerman joue très court d’archet, avec un vibrato généreux ; il n’hésite pas à placer quelques ports de voix. Visiblement, l’évolution de l’interprétation ces cinquante dernières années ne l’a pas beaucoup touché ! C’est bien entendu son droit le plus strict. Il faut avouer, cependant, que sa sonorité est par moments quelque peu écrasée, et que son jeu n’est pas toujours d’une finesse exemplaire. Mais que de vie dans son archet ! Et la variété de ses attaques est remarquable.

Son mouvement lent est de toute beauté sur le plan instrumental. Son jeu, avec un vibrato constant, évoque le belcanto. Zubin Mehta et l’orchestre lui permettent de donner le meilleur de lui-même. Dans le finale, on retrouve toute la bonne humeur de Mozart, sans que les interprètes ne surjouent le côté rustique typique de ce mouvement. Ces deux messieurs à l’âge respectable(76 et 88 ans) sont comme les enfants qui s’amusent avec le plus grand sérieux. En écoutant Pinchas Zukerman, on se dit qu’en passant sa vie à fabriquer ainsi des notes toujours aussi vivantes et innées quand on joue Mozart, on ne peut pas vieillir !

Après ce Concerto relativement court, le public espérait un bis. Il n’y en aura pas.

Après l’entracte, place à la Neuvième Symphonie de Bruckner. C’est sa dernière, dont il n’a pas eu le temps de terminer le finale. Si plusieurs tentatives de reconstitution de ce mouvement, d'après ce qu’en a laissé le compositeur, ont été proposées, aucune ne s’est imposée. Restent deux solutions : celle préconisée par le compositeur lui-même, qui est de jouer son Te Deum à la place ; ou celle retenue lors de ce concert : ne jouer que les trois mouvements achevés, et donc terminer par le mouvement lent, ce qui permet de conclure cette symphonie sur un moment de plénitude absolue.

Il y a une véritable histoire d’amour entre Zubin Mehta et l’Orchestre Philharmonique de Vienne. Elle a commencé il y a plus de cinquante ans. Et les musiciens (ainsi le veut le fonctionnement démocratique de cette formation, fondée en 1842) lui ont demandé d’être leur directeur musical à vie.

Dans le Feierlich, Misterioso (« solennel, mystérieux »), les cuivres sont d’une rondeur fascinante : comme du velours dans les piano, sans aucune dureté dans les forte. Zubin Mehta obtient beaucoup avec peu. Quelle splendeur orchestrale ! On ne sait quel pupitre admirer le plus. Les voix se fondent les unes dans les autres, se répondent les unes les autres, à la fois particulières et homogènes. On ressent une ferveur contenue. Il souffle comme un air de printemps, mais pas toujours léger et insouciant, car il y a aussi des moments plus tendus, dans lesquels la sonorité de l’orchestre est d’une densité extraordinaire.

Le Scherzo est en deuxième position (et non en troisième, comme souvent dans les symphonies). Pris dans un tempo plutôt retenu (voire beaucoup moins vite que certaines versions, y compris de chefs qui ne sont pas réputés pour leur impétuosité), on est en droit de trouver que, si cela accentue le caractère implacable de ce mouvement, le risque est que notre attention se dilue quelque peu. Cela étant, on a d’autant le temps d’apprécier la démonstration d’orchestre... et les musiciens y prennent visiblement beaucoup de plaisir !

Dans l’Adagio, indiqué Langsam, Feierlich (« lent, solennel »), là encore, que de beautés orchestrales : les violons sur la corde sol, ou les pizz des contrebasses, et plus généralement toutes les interventions où un pupitre de cordes est mis en avant, capable de ce qu’il faut bien appeler un vibrato collectif ; tous les solos des vents, d’une unité expressive confondante (la flûte qui ne vibre quasiment pas : frissons garantis) ; et, toujours, ces cuivres (pour ce mouvement, rien moins que 8 cors, 4 tubas wagnériens – 2 ténors et 2 basses –, 3 trompettes en fa, 3 trombones – alto, ténor et basse –, et 1 tuba contrebasse) absolument exceptionnels de cohésion, dans des registres pourtant fort variés. Il y a des moments véritablement divins. La fin est comme une prière de paix éternelle. On sait à quel point le compositeur était croyant (il a d'ailleurs dédié cette symphonie, tout simplement, à Dieu lui-même). Quant à Zubin Mehta, quels que soient ses rapports avec la foi religieuse, il aura, pendant plus d’une heure et demie, fait œuvre de foi musicale.

Les musiciens avaient visiblement prévu un bis, puisqu’on les a vu mettre une nouvelle partition sur leurs pupitres. Zubin Mehta n’avait peut-être plus l’énergie pour cela. Nous lui pardonnons bien volontiers.

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 17 janvier 2025

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Wilfried Hoesl

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