Albéniz : une Iberia de rêve à Barcelone

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Un récital de piano dans le cadre magique de cette salle de concerts barcelonaise est, en soi, une expérience sensorielle complète : les lumières du soir tombant à travers les vitraux, la richesse sculpturale de la salle, les incroyables sonorités déployées par l'artiste, le public chaleureux (et parfois bruyant...) ou mes propres souvenirs d'autrefois dans ce lieu en compagnie des Gilels, Rubinstein, Kempff, Baskirov ou Arrau... promettaient une belle soirée. Le résultat a bien dépassé les meilleures attentes. Alba Ventura est une pianiste dans sa jeune maturité qui vient de présenter avec succès la première partie d'un enregistrement intégral des Sonates et Fantaisies de Mozart. Elle a étudié à Barcelone avec l'Anversoise Carlota Garriga Kuijpers dans le cadre de l'école que Granados fonda avec son ami Frank Marshall, et plus tard à Londres. Parmi ses mentors, excusez du peu, De Larrocha, D. Baskirov, V. Askhenazy, M. J. Pires et j'en passe. Ce qui, en soi, ne garantit finalement pas grande chose. Mais... dès les premières mesures de son Evocación, elle donne le ton : le chant déploie ses ailes dans un élan magique de retenue et de chaleur, d'ordre et de beauté, de liberté et de rigueur. Car elle a bien compris le propos d'Albéniz lorsqu'il intitule son chef d'oeuvre : Douze Nouvelles Impressions. L'indiscutable filiation debussyste fut de suite mise en relief par une artiste dont l'imagination sonore foisonnante frise le miracle. À certains moments, la richesse de sa palette sonore est telle qu'on reste pantois face à la possibilité qu'un humble piano puisse suggérer tant de couleurs. Et l'on admire les différents instrumentistes, stimulés par cette palette mais confrontés à la difficulté de traduire avec l'orchestre les subtilités d'un jeu de pédale qu'elle manie avec autant de clarté que de générosité. Toutefois, elle a aussi une autre caractéristique étonnante : Albéniz écrit des arabesques sans fin qui enrobent, accompagnent ou contrastent avec le matériau thématique : Ventura parvient à les dissocier avec une telle clarté que l'on croirait à deux ou trois instrumentistes jouant des pièces au caractère nettement différent, sans les hiérarchiser en les traîtant comme des simples accompagnements.

Ce que Granados et Marshall avaient aussi compris lorsqu'ils transcrivirent pour deux pianos plusieurs pièces de la Suite Iberia. Si la virtuosité de notre pianiste est éblouissante et si sa dextérité manuelle marque dans les pièces plus virtuoses comme La Fête-Dieu à Séville ou Triana, il faut dire que les meilleurs moments de la soirée furent ceux où le chant évocateur prend le dessus : Almería, Jerez et surtout El Polo où elle confère aux sanglots mystérieux de la mélodie un pouvoir magique qui nous transporte de suite dans l'extase... Et l'on soulignera aussi sa vision de Lavapiés où la habanera saccadée de l'orgue de Barbarie passe de humour au sarcasme et où les éléments populaires sont entremêlés de rires narquois ou nonchalants. Même son langage corporel, en général sobre et discret, nous transporte alors vers les antres de la danse populaire des faubourgs madrilènes. Et, après 75 minutes de transe musicale ininterrompue pendant lesquelles l'on finit par croire que l'artiste est devenue un «übermensch» nietzschéen, voilà qu'une fraction de seconde d'inattention dans Eritaña, qui clôt le cycle, nous ramène à la réalité en nous rappelant que l'artiste est un être humain, vulnérable, pas infaillible. Dès lors... encore plus grand ! En guise de réconciliation avec Séville, elle ajouta en bis la pièce homonyme de l'autre Suite, l'espagnole. Superbe !

Palau de la Mùsica Catalana, Barcelona, 8 juin 2021 

Xavier Rivera

Crédits photographiques : Ricardo Ríos Visual Art

 

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