Florilège éblouissant de pages orchestrales d’Eugène Ysaÿe

Eugène Ysaÿe - Poème nocturne. Fantaisie pour violon et orchestre, op. 32 ; Petit poème romantique pour violon et orchestre réduit ; Variations sur un thème de Paganini pour violon et orchestre ; Saltarelle carnavalesque pour violon et orchestre ; Poème nocturne pour violon, violoncelle et orchestre, op. 29 ; Paraphrase sur un thème de Mendelssohn pour chant et orchestre, op. 30. Sarah Defrise, soprano. Svetlin Roussev, George Tudorache, violon ; Henri Demarquette, violoncelle. Orchestre Philharmonique Royal de Liège, Pablo González. 2023 . Livret : en français, néerlandais, anglais, allemand. 61’15’’. 1 CD Musique en Wallonie MEW2409.
Dès 1978, sous l’impulsion du musicologue et critique Carl de Nys (1917-1996), le label belge Musique en Wallonie publiait un microsillon MW30 incluant notamment le superbe Poème n° 7 dit nocturne pour violon, violoncelle et piano, op. 29 (1914, orchestré en 1926) interprété par Gérard Jarry, Frédéric Lodéon et Georges Pludermacher. Ce fut le véritable début d’une mission indispensable : révéler au monde musical la stature d’Eugène Ysaÿe (1858-1931) compositeur, en plus du violoniste mondialement célébré, aux multiples versions discographiques des Six sonates pour violon seul, op. 27 (1923-24) ayant tendance à occulter le reste de sa création musicale. Car ce grand violoniste fut un grand compositeur dont on n’a pas encore inventorié complètement les œuvres : il est pourtant probable que leur nombre dépasse la centaine.
Ce Poème nocturne, œuvre-titre de ce disque MEW2409, ici cette fois restitué avec orchestre, conclut brillamment cette série de trois CDs Musique en Wallonie surtout dévolue aux huit Poèmes pour corde(s) et orchestre dont il est le septième. Pour information, le premier CD MEW1472 « Harmonie du soir » propose les Poèmes n° 1 Élégiaque ; n° 6 Amitié ; n° 8 Harmonies du soir ; et, aussi assimilée à un poème, la Méditation pour violoncelle et orchestre op. 16 ; le deuxième CD MEW1681 « Neiges d’antan » les Poèmes n° 2 Au rouet ; n° 3 Chant d’hiver ; n° 4 Extase ; n° 5 Les neiges d’antan.
« La forme ’poème’ m’a toujours attiré, elle est plus favorable à l’émotion, elle n’est astreinte à aucune de ces restrictions qu’oblige la forme consacrée du concert ; elle peut être dramatique et lyrique, elle est par essence romantique et impressionniste ; … elle est libre et n’a besoin que de son titre pour guider le compositeur, lui faire peindre des sentiments, des images, de l’abstrait sans canevas littéraire ; c’est, en un mot, le tableau peint sans modèle. » Tel est le credo musical d’Eugène Ysaÿe, qui s’applique à merveille au Poème nocturne, à l’écriture très libre et d’un modernisme étonnant : son langage harmonique est d’une audace que bien des novateurs avancés ne renieraient pas, sous la seule réserve que le compositeur n’y recourt pas à la musique sérielle. De plus, la construction de l’œuvre, apparemment en quatre mouvements enchaînés, est étonnamment complexe, parfois énigmatique, évoquant curieusement l’univers musical fusionné du dernier Mahler et Guillaume Lekeu…
On y est plutôt loin des prouesses purement pyrotechniques d’œuvres de jeunesse telles la Saltarelle carnavalesque (1882) ou les Variations sur un thème de Paganini (1883, sur, une fois de plus, le Caprice n° 24) dont toutefois la section finale annonce l’évolution future du compositeur : dès avril 1918, le virtuose s’installe à Cincinnati dont il dirige l’Orchestre symphonique, et cette période voit l’orchestration du superbe Petit poème romantique (1920) d’un lyrisme épuré et tendre pour son fils aîné Gabriel Ysaÿe violoniste à ce même orchestre
; ainsi que cette page toute baignée de lumière qu’est la Paraphrase sur un thème de Mendelssohn pour voix et orchestre (1919), utilisant le thème du deuxième mouvement, Canzonetta allegretto, du Quatuor en mi bémol majeur, op 12 de Mendelssohn, et qui fut créée le 6 mai 1920, le compositeur dirigeant le Cincinnati Symphony Orchestra, la soliste étant la mezzo-soprano Margarete Matzenauer (1881-1963).
Revenu définitivement en Belgique dès 1922, et après avoir complété l’orchestration du Poème nocturne à Bruxelles en avril 1926, c’est à sa
Fantaisie, sa dernière œuvre concertante achevée en mai 1925, qu’il accorde à son tour le traitement orchestral dans l’euphorie du bonheur suite à son mariage le 9 juillet 1927 avec son élève de Cincinnati Jeannette Dincin. Il est donc normal que cette Fantaisie qui exige certes une très grande maîtrise de jeu, mais qui est avant tout un poème romantique délicat et raffiné, soit d’esprit plus apaisé et lumineux, moins sombre et tourmenté que son Poème nocturne, même que ses poèmes en général. Et c’est probablement la raison pour laquelle l’éditeur l’a placée judicieusement en première position sur le CD.
Les interprètes de ce troisième et dernier volet Musique en Wallonie consacré aux œuvres concertantes d’Eugène Ysaÿe sont absolument exceptionnels et nous offrent un véritable feu d’artifice musical révélant les multiples facettes sensibles du compositeur. Le jeu des cordes solistes enchante constamment par une sonorité très harmonieuse et très égale, d’une infaillible sûreté, dont le velouté est presque soyeux, et soutenue par une virtuosité sûre et discrète, mais énergique si nécessaire, mise au service d’une musicalité délicate et raffinée ; il se fond idéalement dans la masse orchestrale de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège admirablement contrôlée par l’excellent chef Pablo González qui est une vraie révélation dans ce répertoire. Si dans la Paraphrase sur un thème de Mendelssohn, op. 30, certains mélomanes trouveront le vibrato de la soprano belge Sarah Defrise parfois un peu excessif, son timbre de voix est un véritable enchantement qui illumine idéalement la partie vocale de l’œuvre.
La prise de son, un peu mate et opaque concernant l’orchestre, en est la restitution toute naturelle. Remarquable livret substantiel de Marie Cornaz, Maître de conférence et Conservatrice de la section de la Musique de la Bibliothèque Royale de Belgique. Un CD absolument indispensable !
Son : 9 - Livret : 10 - Répertoire : 10 - Interprétation : 10
Michel Tibbaut