Dmitrij Kitajenko, la profondeur de la musique
- Dmitrij Kitachenko après L’Oiseau de Feu lors du concert de gala © Björn Woll
- Dmitrij Kitachenko reçoit l’Award des mains de Rémy Franck, président du jury © Martin Hoffmerister
- Dmitrij Kitachenko et Martin Hoffmeister (MDR) © Björn Woll
Pour son enregistrement de L'Oiseau de Feu de Stravinsky paru chez Melodiya dans un coffret consacré aux "Ballets Russes", Dmitrij Kitajenko a remporté le prix ICMA dans la catégorie "Enregistrements Historiques". Roman Berchenko (Radio Orfeus, Moscou) l'a rencontré.
- Maestro, permettez-moi tout d'abord vous féliciter, au nom de l'ICMA pour votre prix. Vous souvenez-vous des circonstances de votre enregistrement de L'Oiseau de feu ?
Un grand merci ! Je suis très content que cet enregistrement soit reconnu et primé après si longtemps. Il a été réalisé il y a environ 29 ans et je ne me rappelle pas tous les détails de l'enregistrement, mais je me souviens très bien qu'il a été réalisé au Studio 5 de la radio de Moscou. Comme tous les enregistrements à cette époque, il a été produit par Melodiya. Le projet était très intéressant et nous l'avons réalisé avec Sergey Pazukhin, un ingénieur du son exceptionnel . Nous avons travaillé rapidement mais de manière efficace, et le résultat était excellent: cet ICMA le confirme.
J'ai beaucoup enregistré Stravinsky à cette époque et plus tard encore. J'étais profondément impressionné par la richesse des couleurs de la Russie que l'on trouve dans sa musique. Je suis allé en voiture à Ustilug où il est né, juste pour respirer le même air que celui qu'il respirait.
- Pour vous, le concert prime sur les enregistrements en studio, inconditionnellement. Pourtant, le nombre de vos enregistrements est très impressionnant, en particulier dans le domaine de la musique symphonique russe. Votre enregistrement de l'intégrale des symphonies de Chostakovitch réalisé à Cologne a remporté un prix MIDEM classique et le Prix ECHO en 2006. Vous avez également enregistré l'intégrale des symphonies de Prokofiev, Rimski-Korsakov, Scriabine, Rachmaninov et Stravinsky. Vous continuez l'enregistrement de symphonies de Tchaïkovski... Suivez-vous des règles spéciales ou des méthodes pour travailler dans un studio?
D'abord, je fais de mon mieux pour créer une incandescence émotionnelle et une tension salutaires pour moi et pour l'orchestre, pour s'approcher au mieux d'une atmosphère de concert. Ensuite, ces dernières années, j'ai appris à distinguer immédiatement un bon fragment d'enregistrement d'un mauvais. Je ne perds pas de temps à écouter la prise: je sais bien quelle pièce ou quelle partie nous devons reprendre. C'est une belle économie de temps.
- Quels sont vos projets dans l'immédiat et dans un proche avenir?
Avec l'Orchestre Gürzenich, je travaille le cycle complet des symphonies de Tchaïkovski, y compris la Septième, inachevée, qui a été complété par Semyon Bogatyrev. Nous l'avons donné à Cologne et je craignais la réaction du public à l'écoute de cette pièce incroyable après avoir entendu la Sixième, la Pathétique... Mais il a été enthousiaste. J'espère que l'enregistrement sera, lui aussi, bien accueilli. Il sera publié en même temps que le 3e Concerto pour piano de Tchaïkovski avec Liliya Zilberstein en soliste. Je voudrais terminer ce cycle Tchaikovski avec Iolanta, son dernier opéra.
- Si vous ne pouviez garder qu'un seul de vos enregistrements, lequel choisiriez-vous?
Le Coq d'or de Rimsky-Korsakov.
- Et si vous aviez à choisir une œuvre dans l'ensemble du répertoire?
Il y a deux compositeurs avec lesquels je suis en connexion directe d'âme et de coeur : Tchaïkovski et Johann Strauss.
- Vous avez bien connu Herbert von Karajan. Il a participé à votre formation et vous avez gagné le Prix de la toute première compétition de jeunes chefs d'orchestre -qu'il a organisée en 1969. Quels souvenirs en gardez-vous? Quelle est la chose la plus importante qu'il vous ait enseignée?
Avant tout, j'ai appris de lui la simplicité dans la direction d'orchestre : concret lors des répétitions, la sélection de la qualité sonore et de toutes les couleurs nécessaires à l'oeuvre. Un jour que j'avais dirigé Don Juan de Richard Strauss, il assistait à la répétition. Après, il est venu vers moi et m'a dit: "Mon cher collègue Dimitry, s'il vous plaît, rappelez-vous que chaque œuvre a un seul sommet. Il peut être silencieux, il peut être une pause... Ne vous comportez pas comme un chien qui marche et s'arrête à tous les arbres!".
- L'année prochaine, on fêtera le centenaire de la naissance de Kirill Kondrachine. Vous luiavez succédé à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Moscou. Avez-vous eu un contact étroit avec lui? Quelles sont vos plus vives impressions de Kondrachine?
Kirill Kondrachine est une grande figure de notre histoire de la musique. Il a apporté en Russie de nombreuses œuvres de compositeurs occidentaux et tout d'abord la musique de Gustav Mahler. Très exigeant, très précis dans sa direction, il était aussi un homme facile à vivre. Il s'adressait à moi comme un collègue et non comme un chef expérimenté. Je l'ai beaucoup regardé travailler pendant les répétitions et les concerts. Il avait aussi beaucoup d'humour. Et pourtant, sa vie n'a pas été à l'abri des problèmes et des obstacles.
- Vous avez tourné dans le monde entier avec les meilleurs orchestres. Quelle est votre salle de concert préférée?
C'est très individuel et subjectif. Pour moi, si le concert a été un succès, la salle est excellente!
- Vous avez beaucoup enseigné. De célèbres chefs russes d'aujourd'hui sont vos élèves: Dmitri Liss, Vladimir Ziva, Igor Dronov ... Vous êtes membre du jury du "Concours international de jeunes chefs d'orchestre Malko", dirigé par Lorin Maazel. Qui de la nouvelle génération de conducteurs avez-vous remarqué ces dernières années?
Le marathon de jeunes chefs d'orchestre est récent. Certains avancent, d'autres non. Mais pour tous, les trois éléments les plus importantssont le CD, le DVD et un miroir. Bien sûr, Gustavo Dudamel est un grand talent, mais je ne suis pas parfois sceptique en le voyant diriger: peut-être n'a-t-il pas toujours assez de temps pour vraiment plonger dans la partition. Parmi les chefs russes de la prochaine génération, je vois particulièrement Dmitrij Liss. Je lui souhaite de ne pas succomber à la dictature du temps car, de nos jours, vous êtes censé faire beaucoup de choses très rapidement. Quand j'étais jeune, nous jouions nous-mêmes les partitions au piano, nous les étudions et les écoutions beaucoup. Il n'y avait pas de superstars comme aujourd'hui, pas d'étoiles filantes. Il y avait Chostakovitch, un compositeur remarquable, Oistrackh, un violoniste remarquable... et un certain nombre d'autres. Mais aujourd'hui, vous ne savez plus où mettre les pieds sans marcher sur une "star"! Je souhaite aux jeunes chefs de la ténacité, de l'endurance, et le temps nécessaire s'immerger profondément dans les partitions.
- Et quels sont vos trois conseils pour travailler au mieux?
Tout d'abord, ouvrez toujours une partition comme si c'était la toute première fois. Ensuite, assis en silence, observez la nature. Evitez les moyens techniques qui nous entourent: un chef doit trouver l'information en lui-même, pas sur internet. Il doit constamment essayer de creuser la musique plus profondément, plus profondément que la personne qui l'a fait avant. Alors seulement vous pourrez vous tenir droit devant l'orchestre et dire aux musiciens ce que vous attendez d'eux.
- La musique peut-elle changer le monde?
Non.
- La musique peut-elle changer les gens?
Oui, mais de façon différente. Lorsque vous écoutez le remarquable contre-ténor Valer Sabadus, Young Artist ICMA de l'année, cette voix vient du ciel. Il vous "nettoie". Quand je regarde son visage, je comprends qu'il est un homme qui sert le monde. Mais je crois qu'il y a aussi de la musique qui peut transformer les gens en sauvages.
- Pour vous, quels sont les trois plus grands personnages de l'histoire, de l'art, de la musique?
Le premier est Pierre le Grand, tsar de Russie: grand, fort, résolu, volontaire, créateur. Le second est Botticelli: finesse de ligne, légèreté incroyable, et derrière l'image, on peut voir de vrais êtres humains. Et le troisième est son ami Filippino Lippi.
- Vous ne citez pas de musiciens, de compositeurs...
Lorsque vous avec cinq ans, vous aimez un compositeur et il vous habite pendant plusieurs années. Pour moi, c'était Mikhail Glinka; j'étudiais alors à la Glinka Capella de Saint-Pétersbourg. Et puis, vous en aimez un autre. C'était Grieg, Liszt, puis... Ils ont également disparu... Ce serait une banalité de nommer Beethoven, Mozart et Bach... Ils accompagnent toute ma vie, bien sûr. Et puis il y a des compositeurs avec lesquels j'ai partagé des décennies de la vie; ils sont mes partenaires de vie.
- Que changeriez-vous dans votre vie si vous pouviez le faire?
J'accorderais plus d'attention à l'étude des langues et j'éviterais de perdre du temps à bavarder.
- Si on vous proposait de revenir dans le temps, en quelle année entreriez-vous dans la machine du temps?
Je choisirais 1945, juste après la Seconde Guerre mondiale. Je voudrais revenir à l'époque où mes parents étaient en vie, lorsque les enseignants faisaient de leur mieux pour enseigner tout ce qu'ils savaient, quand il y avait de longues files pour entrer dans les salles de concert, quand, après la tragédie de la guerre et de toutes les pertes terribles, les gens sont gentils, et quand il n'y avait pas de jalousie.
- Que regrettez-vous le plus?
Je regrette que le temps passe si vite.
- A quoi rêvez-vous?
Je rêve de "rester en redingote" aussi longtemps que possible, de continuer à prendre fermement la baguette dans ma main droite, de garder mes esprits, et de rester avec les êtres qui me sont chers et vivent avec moi aussi longtemps que possible. Mon espoir, c'est aussi de vivre dans un monde où les forces maléfiques de l'agression, qui s'accumulent aujourd'hui à toute allure, pourront s'arrêter.
- Si la musique n'existait pas, que feriez-vous?
C'est une question triste mais la réponse est précise: je voudrais dédier ma vie à la recherche. La recherche sur l'interaction de la nature et des animaux. Je voudrais passer plus de temps avec les animaux.
- Vous les aimez tellement?
C'est une nécessité. Ma femme et moi entrons très rapidement en contact avec les animaux et nos meilleurs amis sont les chiens, les chats, les oiseaux, les perroquets, les ouistitis...
- Je pense qu'ils le sentent...
Oui, bien sûr. Un jour, j'ai joué du piano à quatre mains avec une chienne teckel... Pour être honnête, je jouais mieux qu'elle...
- Avez-vous été un bon professeur pour elle?
J'ai été très patient.
- Êtes-vous une personne heureuse?
Oui, bien sûr. Mais, comme un clavier de piano est fait de touches blanches et de touches noires, on ne peut toujours jouer sur les touches blanches; parfois, nous avons aussi besoin de touches noires.
Milan, le 16 mars 2013