Karel Ančerl en perspective 

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Le label Supraphon édite un coffret essentiel qui propose des enregistrements du grand chef d’orchestre Karel Ančerl. Crescendo Magazine rencontre Matouš Vlčinský, producteur pour le label tchèque et cheville ouvrière de ce coffret. Une occasion de revenir sur la place de cet immense musicien dans la postérité.  

Que représente pour vous Karel Ančerl dans l’histoire de la musique tchèque et dans l’histoire de l’école de direction tchèque ?

Karel Ančerl est surtout connu aujourd’hui comme le chef d’orchestre qui a enchaîné sur le travail de Václav Talich à la Philharmonie tchèque ; par ailleurs il avait  été l’élève entre autres de Talich. Ančerl a été nommé chef de la Philharmonie tchèque en 1950 et est resté à ce poste 18 ans. Il a réussi à lui faire rejoindre les meilleurs orchestres du monde et à lui ouvrir la porte des plus grandes salles de concert mondiales. Mais il a aussi élargi considérablement le répertoire de la Philharmonie ; le centre de gravité du répertoire de Talich, c’était Dvořák, Smetana, Suk et Janáček, avec des incursions occasionnelles dans le classicisme tchèque et européen. Ančerl s’orientait de façon naturelle vers le XXe siècle, souvent vers l’œuvre de compositeurs vivants, tchèques et du monde entier. Il a fait entrer au répertoire Schönberg, Ravel, Bartók, Stravinsky, Prokofiev, Honegger, Hindemith, Britten, etc. Et pour ce qui est des compositeurs tchèques, outre la génération plus âgée (Suk, Novák), il mettait souvent et volontiers au programme les œuvres de Bohuslav Martinů, Miloslav Kabeláč, Jaroslav Ježek et d’autres contemporains.

Mais il faut mentionner déjà les années d’avant-guerre : dans les années 1930, Ančerl s’est établi dans le contexte européen comme un spécialiste de musique contemporaine. À Munich, il assistait Hermann Scherchen pour préparer la production de l’opéra en quarts de ton de La Mère de Hába. Des invitations à des festivals de musique contemporaine n’ont pas tardé à suivre : à Vienne, à Paris, Amsterdam, Strasbourg et Barcelone. Si j’essaie de résumer : Karel Ančerl a ouvert la Philharmonie tchèque à la production musicale mondiale et il a contribué à faire découvrir la musique tchèque aux meilleurs orchestres mondiaux. Avec l’ère Talich, celle d’Ančerl dans l’histoire de la Philharmonie tchèque est sans conteste la période où l’orchestre connaît l’évolution qualitative la plus franche. 

Comment avez-vous sélectionné les enregistrements radio réédités ? Je suppose que ce n’est qu’une partie du legs préservé par les archives de la Radio ?

Nous avons opéré un choix d’après trois paramètres : le répertoire, la qualité interprétative et l’état technique de l’enregistrement. Je ne voulais pas faire doublon avec le répertoire qui est déjà publié avec une haute qualité technique dans la collection Ančerl Gold Edition (note : collection éditoriale qui est parue chez Supraphon entre 2002 et 2008 et rassemble 48 CD d’enregistrements de Karel Ančerl). Mais la collection qui paraît maintenant saisit peut-être encore mieux le répertoire avec lequel la Philharmonie d’Ančerl se présentait à ses concerts d’abonnement. Ančerl donnait beaucoup d’œuvres de ses contemporains et certaines d’entre elles ne résistent plus au regard actuel. Nous avons été contraints de renoncer à d’autres enregistrements à cause de leur très mauvaise qualité technique. Elle est parfois due à un matériel de mauvaise qualité ou à de la « maladresse » lors de la captation elle-même, d’autres bandes magnétiques ont souffert au fil des décennies d’avoir été copiées à plusieurs reprises. 

En quoi Karel Ančerl est-il différent en concert et en studio ?

Je commencerais par ce qui reste le même : l’énergie, la passion et l’engagement. Les différences sont prévisibles : les enregistrements de studio sont fignolés dans le détail, tandis qu’en concert parfois la mise en place ou la justesse échappent un peu. Il faut se rappeler qu’à l’époque les enregistrements live étaient réellement une captation d’un seul concert sans possibilité de retouches après coup. La technologie d’aujourd’hui permettrait certaines corrections, mais nous avons décidé sur ce plan de ne pas toucher aux enregistrements et de leur laisser leur pleine valeur documentaire. Malgré cette imperfection, je dois dire que certains de ces enregistrements ont une atmosphère extrêmement vivante impossible à créer en enregistrant en studio. On espère que l’auditeur y trouvera la récompense d’une certaine imperfection technique.

Si on regarde la liste des œuvres présentées dans ce coffret, il y a beaucoup de musique contemporaine, du moins contemporaine du chef. Est-ce un reflet de son activité de concerts ou bien un choix de votre part pour mettre en exergue des œuvres qu’il n’a pas enregistrées en studio ?

Ančerl était considéré dès les années 1930 comme un spécialiste de musique contemporaine. Il se moquait même un peu des auditeurs « traditionnels » pour qui la musique finissait au plus tard avec la Première Guerre mondiale et qui se froissaient avec toute nouveauté. Il aimait la musique dans toute son amplitude et beaucoup d’œuvres de ses contemporains ont bénéficié d’une exécution, parfois même à l’étranger, grâce à son engagement personnel. En ce sens il était très progressiste et les jeunes compositeurs tchèques d’aujourd’hui regrettent peut-être de ne pas avoir « leur Ančerl ». C’est ainsi que, grâce à lui, quantité d’œuvres contemporaines n’ont pas fini réduites à n’être que des partitions poussiéreuses dans des archives, mais qu’on les connaît par des enregistrements. Cette musique lui était certainement proche aussi grâce à ses études de musique en quarts et sixièmes de ton avec Alois Hába, et -on le sait peu- parce qu’il avait étudié la percussion, ce qui lui a donné un sens frappant du rythme.

Les enregistrements de ce coffret ont été réalisés entre 1949 et 1968. Le style du chef a-t-il évolué entre ces deux dates ?

Le style, je ne sais pas, mais je dirais que sa compréhension s’est approfondie, en particulier dans le domaine du répertoire romantique. Mais ce qui, à coup sûr, s’est développé, c’est la compréhension avec l’orchestre. Au début, la Philharmonie tchèque était vis-à-vis d’Ančerl en opposition ; les musiciens, après l’émigration de leur chef Rafael Kubelík, avaient choisi pour son successeur Karel Šejna, et voilà qu’Ančerl est apparu avec le décret de sa nomination par le ministère de la Culture. Ils le percevaient comme un intrus et il a fallu des années pour qu’ils surmontent leur vexation et commencent à percevoir les qualités exceptionnelles d’Ančerl. Je pense qu’on peut sentir dans les enregistrements ce processus d’« adoucissement » et de rapprochement progressifs. Le paradoxe est que la nomination d’Ančerl n’était due alors ni à son adhésion au parti communiste ni à une faveur particulière du ministre de la Culture, mais à une initiative du violoniste David Oïstrakh, appuyée sur son expérience artistique forte avec le chef.

Avec le passage du temps, les noms de grands artistes du passé tombent parfois dans le brouillard de l’oubli. Le nom de Karel Ančerl est-il toujours vivant parmi la jeune génération d’artistes en République tchèque ?

Je crois que oui. Je connais plusieurs jeunes artistes excellents qui continuent de revenir aux enregistrements d’Ančerl et y trouvent une forte source d’inspiration. Personnellement, je considère l’époque Ančerl comme la période la plus marquante de la Philharmonie tchèque tout au moins jusqu’à la « seconde venue » de Jiří Bělohlávek. Tant que de jeunes artistes y chercheront une inspiration musicale et passeront au-dessus des limites techniques de l’époque, Ančerl restera toujours d’actualité. 

Quelle est la politique éditoriale de Supraphon vis-à-vis des enregistrements historiques et d’archives ? Avez-vous des projets futurs dans ce domaine ?

Je resterai à un niveau général : nous souhaitons poursuivre notre découverte d’enregistrements historiques non encore édités et la réédition d’enregistrements déjà parus qui ont une qualité interprétative exceptionnelle. Pour les projets de l’ampleur de ce coffret Ančerl, ça dépend souvent de l’obtention d’un subside, mais je crois que nous avons encore des choses à découvrir. 

Nous remercions vivement Marianne Frippiat pour la traduction de ce texte.

Le détail du coffret sur le site de Supraphon : www.supraphon.com/articles/383-karel-ancerl

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Supraphon Archives

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